– III – Une parole pour l’homme ? (1938-1944)

Présentation

La période de la Seconde Guerre mondiale correspond à un tournant capital dans l’œuvre de Ponge. Les nouvelles directions de recherche auxquelles elle s’ouvre, avec La Rage de l’expression, supposent une mise en question des postulats qui sous-tendaient la première étape de l’œuvre, et signalent la fin de l’ère du Parti pris des choses. Les prémices de ce changement sont perceptibles dès 1938, avec les « Notes prises pour un oiseau », premier des textes qui composeront La Rage de l’expression. Ce tournant esthétique est étroitement articulé aux bouleversements qui, au même moment, traversent l’Histoire : je me propose d’éclairer les modalités de cette articulation, qui n’est pas spectaculaire au premier abord et ne ressortit à aucune évidence préétablie.   Elle n’en transforme pas moins profondément la conception et la pratique de la parole.

Rappelons d’abord que, sur le plan biographique, cette date de 1938 correspond pour Ponge à des changements importants, et ceci d’abord au niveau professionnel : l’ère du « bagne » aux Messageries Hachette est terminée, Ponge ayant été licencié fin 1937. Avec ses conditions de vie, ce sont aussi ses conditions de travail qui changent : aux « vingt minutes le soir » (PR, I, 168) disponibles pour l’écriture se substitue une certaine liberté – même si elle est entachée par la recherche d’un nouvel emploi et par de pressantes inquiétudes financières. Ceci n’est pas sans rapport avec la nouvelle pratique d’écriture que l’auteur met alors en œuvre : une recherche qui s’attache longuement à son objet, sans plus désormais tenter de le « saisir » en une fois252.

Mais c’est sur le plan politique que la situation de Ponge connaît la transformation la plus significative : son licenciement est en effet la conséquence d’une politisation effective qui l’a amené à s’impliquer profondément dans l’action syndicale, parmi les militants CGT des Messageries. Durant les grèves de l’été 1936, il est responsable syndical, en tant que secrétaire adjoint du syndicat des cadres CGT. C’est à la suite de sa participation active à ces grèves que Hachette, profitant du « renversement du ministère Blum » (EPS, 80) prend prétexte de retards pour le mettre à la porte, fin 1937. Ponge entre-temps (janvier 1937) s’était inscrit au Parti communiste, dont il restera membre jusqu’en 1947. Le contexte politique est, en 1938, marqué par les vives inquiétudes que l’on sait. La gravité des événements qui secouent l’Europe, jointe au nouvel engagement de Ponge en tant que communiste, ne peut manquer de retentir sur sa pratique littéraire.

De ce changement à la fois esthétique et politique, le texte auquel Ponge travaille en 1938, « Notes prises pour un oiseau » porte témoignage : avec lui il semble que s’achève l’ère du parti pris des choses. Elle s’achève sur le plan esthétique : avec ce texte très long, plus ouvertement inachevé qu’aucun de ceux qui l’ont précédé – il va jusqu’à intégrer des passages entiers de définitions recopiées dans le Littré – , Ponge se détourne des petits textes clos et parfaits qui avaient constitué sa manière principale jusque-là ; il s’ouvre à de nouvelles expérimentations, à de nouveaux risques. L’ère précédente s’achève aussi sur le plan éthique et politique : sollicité par la gravité du contexte politique et par son récent engagement communiste, Ponge ne peut en rester à son parti pris des choses tel qu’il l’avait élaboré dix ans plus tôt. Il ne peut plus définir sa parole comme se situant essentiellement « face aux choses » dans la mesure où il occupe désormais une position différente au sein de la collectivité, à laquelle le relie un sentiment nouveau d’appartenance (sous forme d’engagement d’abord syndical puis politique). Aussi se livre-t-il à une intense activité réflexive pour repenser les enjeux de la parole poétique : à partir des « Notes prises pour un oiseau » on voit réapparaître dans ses écrits un commentaire métapoétique que le Parti pris avait momentanément suspendu, commentaire qui fait une place grandissante aux interrogations morales et politiques sur le devenir de l’homme. Du reste, dès 1938, Ponge y utilise çà et là un vocabulaire marqué par son adhésion communiste.

Puis, très vite, c’est la guerre, et pour Ponge l’expérience de la mobilisation, de l’Occupation, de la Résistance. Pour la deuxième fois, il se retrouve contraint de penser l’écriture sur fond de guerre et de malheur humain. En outre, ses conditions de vie – et donc d’écriture – sont, comme celle de millions d’hommes, profondément bouleversées. Un bref rappel biographique permettra de situer les circonstances dans lesquelles s’écrivent, à cette époque, les œuvres majeures que sont La Rage de l’expression ou le début du Savon. En septembre 1939, Ponge est mobilisé, « dans une unité de C.O.A, c’est à dire commis et ouvriers d’administration, à Grand-Quevilly, près de Rouen » (EPS, 79). Il y restera jusqu’à l’exode de juin 1940, et consignera, à l’automne suivant, les souvenirs de cette année de mobilisation dans un recueil qu’il intitulera « Souvenirs interrompus ». Pendant toutes les années d’occupation, il restera éloigné de Paris, occupant à Roanne puis à Bourg-en-Bresse divers emplois (agent d’assurances, responsable régional du Progrès), s’installant enfin dans une petite ville de l’Ain. Dès 1941, agent de liaison dans la Résistance, Ponge héberge des agents du Front national communiste. Mais c’est surtout à partir de 1943 qu’il prend un rôle très actif dans la Résistance : sous le couvert d’une représentation en librairie, il est « voyageur politique » du Front national des journalistes, et passe « de nombreux mois à voyager dans toute la zone sud pour grouper les journalistes ou les tenir en haleine en vue de la prise de possession des journaux, en liaison avec les ouvriers de l’entreprise, de l’imprimerie, etc. » (ibid., 81). Cette activité ne va pas, évidemment, sans graves risques : « me risquer moi-même », tels sont les termesqu’emploie Ponge à ce propos, en avril 1944, dans une lettre à Paulhan (Corr. I, 299, p. 311). Claire Boaretto signale, dans une note qui fait suite à cette lettre que « Francis Ponge fut arrêté une fois dans une rafle, mais put avaler quelques pages d’un carnet sur lequel il avait noté des adresses… » (ibid., 299, p. 311, note 2).

Cet ensemble de bouleversements ne peut que retravailler en profondeur le projet littéraire de Ponge. Il renforce en particulier le sentiment d’appartenance que l’engagement syndical et politique avait déjà mis sur le devant de la scène. L’écrivain Ponge fait partie d’une société dont il condamne l’ordre social ; il appartient à l’espèce humaine que la guerre menace d’anéantissement : impossible de ne pas repenser son rôle d’écrivain par rapport à ces nouvelles données et de ne pas réfléchir à ses possibilités d’inscription dans une dimension collective. Ponge est amené ainsi, une fois encore, à s’interroger sur la parole, ses enjeux, ses devoirs, ses effets. Il ne peut plus s’en tenir à « une parole qui garde » dans la mesure où le sujet que cette parole était censé garder se pense désormais d’une manière différente, accordant à son existence en tant que membre d’une communauté une importance nouvelle. Dans la mesure aussi où le caractère dramatique de la situation subie en commun incline à donner le pas à la question du rôle actif (vis-à-vis de la communauté) que peut jouer la parole, sur celle de son rôle défensif vis-à-vis de l’intimité d’un individu.

Cependant, l’articulation entre le plan poétique et le plan politique se révélera délicate à conceptualiser comme à mettre en œuvre, Ponge se refusant à toute conclusion simple, comme celle qui l’amènerait par exemple à mettre sa parole au service de messages patriotiques. C’est à cette difficile confrontation de la parole à l’Histoire, et aux prises de position qui en découlent, en particulier aux redéfinitions des critères éthiques de l’exercice de la parole, que je consacrerai le premier des deux chapitres consacrés à cette période. Dans le deuxième, je me demanderai, en suivant de près la succession des textes poétiques écrits à cette période, comment se met en œuvre cette articulation, quels partis pris esthétiques nouveaux elle implique. Paradoxalement, elle conduit Ponge à habiter davantage sa parole en tant que sujet, elle en élargit le champ d’exercice, jusque-là soumis à des contraintes rigides.

Notes
252.

« Ce qui m’importe, c’est de saisir presque chaque soir un nouvel objet, d’en tirer à la fois une jouissance et une leçon », écrivait Ponge en 1935 (PR, I, 168).