1. Quelle articulation entre parole individuelle et devenir humain ?

A. « Notes prises pour un oiseau » (1938) : l’homme et le Logos

En 1938, avec « L’Oiseau » s’amorce un tournant esthétique majeur. Ce n’est pas un hasard si c’est aussi dans ce texte où les réflexions métapoétiques accompagnent le travail d’écriture que réapparaît le mot logos :

‘(…) l’homme fera des pas merveilleux s’il redescend aux choses (…). Mais il faut en même temps qu’il les refasse dans le logos à partir des matériaux du logos, c’est-à-dire de la parole.
Alors seulement sa connaissance, ses découvertes seront solides, non fugitives, non fugaces.
Exprimées en termes logiques, qui sont les seuls termes humains, elles lui seront alors acquises, il pourra en profiter. (…)
Il aura progressé vers la joie et le bonheur non seulement pour lui mais pour tous (RE, I, 355, je souligne). ’

Ce passage est essentiel : on y voit l’auteur, se confrontant à la notion hautement solennelle de logos, articuler à son parti pris des choses la mise en œuvre d’un logos proprement humain, mis au service du progrès de tous. Cette aspiration à une réappropriation du logos par l’homme orientera à partir de ce moment toute l’œuvre, et s’exprimera de façon particulièrement insistante pendant toute la période de la guerre.

Le but de cette réappropriation du logos par l’homme est d’abord de lui offrir253 une prise sur le monde, un bénéfice pratique (des « découvertes solides », qui lui seront « acquises », dont il pourra « profiter »). L’action « logique » est indispensable à l’avènement concret du « progrès ». Le projet poétique rejoint ici les convictions politiques, comme le rappellent Jean-Marie Gleize et Bernard Veck :

‘« la poésie doit avoir pour but la vérité pratique », thème communiste, repris par Paul Eluard après Lautréamont (…). On peut se demander, dans le contexte d’une poétique politiquement affirmée, si le « pour tous » final n’est pas une version pongienne du propos de Ducasse (sans cesse sollicité par les surréalistes) : « La poésie doit être faite par tous »254.’

Les « Notes prises pour un oiseau » commencent et se terminent par la référence aux « aéroplanes » c’est à dire à l’appropriation par l’homme des qualités de l’oiseau, à des fins de progrès technique. Le projet qui sous-tend ces notes est, explicitement, celui de faire progresser l’homme : « Si je me suis appliqué à l’oiseau, avec toute l’attention, toute l’ardeur d’expression dont je suis capable (…) c’est pour que nous fabriquions des aéroplanes perfectionnés, que nous ayons une meilleure prise sur le monde » (RE, I, 355). Ponge en revient ici à l’argument qu’il utilisait dix ans plus tôt255 pour justifier son parti pris des choses : l’observation attentive des choses permettra la découverte de qualités inédites, que l’homme pourra alors s’approprier. Mais désormais il met cet argument au service d’un propos plus ouvertement politique, qui recourt à un vocabulaire marxiste :

‘Pour que l’homme prenne vraiment possession de la nature, pour qu’il la dirige, la soumette, il faut qu’il cumule en lui les qualités de chaque chose (rien de mieux à cet effet que de les dégager par la parole, de les nominer). C’est là me semble-t-il un point de vue bolchevique (ibid., 352).’

Cette déclaration laisse cependant apercevoir une seconde aspiration, qui va devenir de plus en plus prégnante dans la suite de l’œuvre : celle d’une re-création humaine du monde, par le logos entendu comme parole poétique. « Rien de mieux » que de « dégager » les choses « par la parole », « de les nominer » : c’est peut-être moins là « un point de vue bolchevique » qu’un projet poétique qui associe la parole à l’acte créateur de la nomination. Il s’agit de refaire le monde. Ainsi, derrière le logos, c’est proprement le pouvoir du Verbe qui est recherché. Derrière la référence politique se profile une autre référence, religieuse cette fois : la Genèse. J’aurai l’occasion de revenir sur cette articulation souterraine du discours politique et du discours religieux, qui se manifestera à de nombreuses reprises. En effet la réflexion de Ponge à cet égard, qui n’en est encore qu’à ses prémices, est promise à un important développement.

Notes
253.

A l’époque de « L’Oiseau », les destinataires sont présents en filigrane, comme bénéficiaires d’un bienfait général pour l’humanité, mais cette destination reste encore relativement abstraite.

254.

Notice sur « Notes pour un oiseau », OC, I, p. 1030, note 17. Les auteurs rappellent également que Lautréamont est longuement cité par Ponge dans les Entretiens avec Philippe Sollers.

255.

Dans son projet d’« Introduction au Parti pris des choses », recueilli dans Pratiques d’écriture (PE, II, 1034).