B. Une préoccupation inscrite de longue date dans l’œuvre

Dès l’origine, l’œuvre de Ponge a manifesté l’aspiration à prendre en compte la dimension collective, voire politique de la parole. Jamais il n’a considéré la littérature comme indépendante de la préoccupation du devenir de l’homme, écrivant dès 1922, dans les « Fragments métatechniques », « on veut que l’art vive pour lui-même. Je n’y entends rien. Il n’y a là que de l’homme ». Il faut du reste remarquer qu’il en tirait aussitôt cette conclusion : « il faut plaire, c’est tout » (NR, II, 306). Ainsi chez lui, dès le début, le souci d’être entendu, la nécessité de plaire, sont articulés à une perspective humaniste, que l’on pourrait résumer à peu près ainsi : la littérature, c’est fait par un homme et pour les hommes ; c’est l’une des facettes de la vie des hommes ensemble, dans sa dimension politique (polis). L’écriture est une forme de « recherche de la communion sociale », note-t-il en 1924 (PE, II, 1039). Rappelons aussi la dimension satirique que son œuvre a d’abord manifestée : les Douze petits écrits comportaient « Quatre satires » qui s’en prenaient violemment à l’ordre social – notamment au personnage du grand patron industriel256. Soulignons enfin les termes ouvertement politiques par lesquels, à l’époque où il se rapprochait des surréalistes, Ponge avait dénoncé dans la langue un instrument d’aliénation, lui-même au service d’un « ordre honteux »257, et invité à la rébellion contre cet ordre. Dès cette époque, rappelle Jean-Marie Gleize, Ponge est conscient de la nécessité « de travailler, de sa place et avec ses moyens propres, à la transformation des choses »258. Les moyens qu’il propose alors, ce sont ceux de la « rhétorique » comme art de résister, et il les propose au plein sens du terme, c’est-à-dire les offre à autrui : en effet la solution rhétorique est envisagée par lui non seulement comme un salut personnel mais comme un recours collectif contre l’aliénation : « donner la parole à la majorité muette à l’intérieur de tout homme étouffé par les paroles », tel est le but (PE, I, 1011). C’est un recours, en même temps qu’un secours, susceptible de « sauver quelques jeunes hommes du suicide et quelques autres de l’entrée aux flics ou aux pompiers »(PR, I, 192). Résister par le langage, c’est une proposition à visée collective, destinée à transformer un état de choses subi en commun : « Somme toute, fonder une rhétorique, ou plutôt apprendre à chacun l’art de fonder sa propre rhétorique, est une œuvre de salut public » (ibid., 193).

Quant à son parti pris de se consacrer aux descriptions d’objets, Ponge s’attache dès l’origine, on l’a vu, à montrer qu’il a bien – malgré les apparences – une finalité humaniste dans la mesure où les qualités découvertes aux choses sont destinées à faire progresser l’homme. Dès 1928 il affirme que

‘(…) l’on pourrait faire une révolution dans les sentiments de l’homme rien qu’en s’appliquant aux choses (…).
Ce serait là la source d’un grand nombre de sentiments inconnus encore. (...) (Progrès des « lumières » autant en ce qui concerne les choses que l’homme lui-même (…).) (PE, II, 1034).’

Ces professions de foi préliminaires, d’ordre politique ou humaniste, ne seront cependant guère développées ni même reprises dans les années trente – du moins jusqu’aux « Notes pour un oiseau ». L’ère du Parti pris des choses correspond en effet à une suspension du discours métapoétique, l’essentiel à ce moment-là étant de lancer l’œuvre poétique. C’est aussi une époque de retrait, de création solitaire, hors de la scène politique et intellectuelle. Les petits textes descriptifs qu’écrit Ponge dans ces années semblent aussi éloignés que possible de toute action politique directe, même s’ils visent à une subversion par des moyens rhétoriques. Ils n’ont plus rien de la violence satirique des Douze petits écrits : Ponge distinguera plus tard, pour les opposer, les « flèches » des Douze petits écrits et les « bombes » du Parti pris des choses 259, signifiant ainsi qu’il est passé de l’idée de l’offensive directe à celle de l’efficacité à long terme, lentement et secrètement élaborée. Ponge se tient loin de tout parti politique, de tout modèle collectif – à la différence des surréalistes : Breton et Aragon adhèrent au Parti communiste dès 1927.

Paradoxalement, c’est pourtant à cette époque de retrait dans le secret de la création que Ponge va découvrir aux Messageries Hachette la lutte politique collective, « sur le terrain », et s’y impliquer activement.

Notes
256.

Lequel patron visitait majestueusement ses « usines déposées au creux des campagnes comme autant de merdes puantes » (DPE, I, 7).

257.

« L’ordre de choses honteux à Paris crève les yeux, défonce les oreilles » (PR, I, 191).

258.

Jean-Marie Gleize, Francis Ponge, op.cit., p. 52.

259.

« Ce n’était plus, si vous voulez, un sabre ou une flèche, mais une bombe que je voulais préparer » (EPS, 68).