C. Une préoccupation réactualisée au cours des années trente

Dans le cadre de ce qu’il appelle sa « prolétarisation », Ponge découvre quotidiennement, aux Messageries Hachette, la réalité de l’oppression qu’il décrivait de l’extérieur dix ans plus tôt dans « Le monologue de l’employé »260 et se joint alors aux autres employés pour la combattre avec les moyens du syndicalisme. Il est intéressant de noter que cette activité militante l’amène à prononcer des discours en public, malgré sa réticence et ses difficultés face à l’expression orale : « J’ai même prononcé un grand discours au Moulin de la Galette devant mille personnes » écrit-il à Paulhan en juillet 1937 (Corr. I, 212, p. 212). Comme le note Michel Collot, « le fait de s’exprimer au nom d’une collectivité donne à sa parole une légitimité qui lui permet de surmonter sa vieille inhibition quant à l’oral »261. Il n’en reste pas moins remarquable que l’écrivain aux prises depuis quinze ans avec la question de la parole et de son efficacité prenne pour la première fois la parole en public non pas dans le cadre de son activité littéraire (pour cela, il faudra attendre encore dix ans, jusqu’à la « Tentative orale ») mais dans celui de l’activité syndicale.

De fait, la séparation qui existe à cette époque entre les deux versants de l’activité de Ponge est frappante. Sa pratique militante s’exerce exclusivement hors « sphère des lettres » :

‘(…) prolétarisé pourtant comme je l’étais, je ne faisais aucun texte à publier dans les revues ni surréalistes ni communistes de l’époque, je n’adhérais pas du tout au groupe des écrivains communistes, absolument pas : je faisais de l’action (EPS, 76). ’

La correspondance Ponge-Paulhan en 1937 témoigne de cette distance prise par Ponge à l’égard du monde des lettres. A Paulhan qui s’inquiète, à plusieurs reprises, de ne plus le voir262, il finit par répondre :

‘Depuis un an, j’ai fréquenté beaucoup les arrières salles de petits cafés, à des réunions syndicales ou politiques. (…) Il se trouve que je crois me devoir à ces braves gens d’ouvriers et d’employés. Je ne peux pas leur faire d’infidélités. C’est plus fort que moi. ( …) Dans quelque temps, lorsque j’aurai digéré cela, je serai certainement un homme plus complet. – Mais cela m’occupe beaucoup (Corr. I, 212, p. 212). ’

Jean-Marie Gleize commente ainsi ce retrait hors de la sphère des intellectuels, parallèle à un engagement militant :

‘Dès cette époque, Francis Ponge se donne les moyens, on dirait, de n’être pas un intellectuel révolutionnaire, un chargé de mission, un porte-voix, etc. (…) Il se contente d’une part de son travail d’écrivain, de l’autre de son travail militant, et de vivre à part lui leur secrète, leur évidence cohérence263. ’

C’est cette apparente étanchéité que l’engagement communiste puis la guerre vont remettre en cause, dans le sens d’une nécessaire articulation.

Ponge explique rétrospectivement sa décision d’adhérer au Parti communiste (janvier 1937) par le souci d’une plus grande efficacité dans l’action syndicale : « C’est d’ailleurs peu de temps après que j’ai compris qu’il me fallait adhérer au parti communiste, parce que c’était le seul qui, en matière syndicale, avait une action efficace » (EPS, 76-77). Or cet engagement, même s’il n’est que pragmatique à l’origine, va exercer une action profonde sur la pensée et la pratique littéraire de Ponge jusqu’à l’après-guerre. Ses textes et ses lettres laisseront apparaître son adhésion à la théorie marxiste, et son sentiment d’appartenance à une cause défendue en commun, sentiment que la guerre et la Résistance vont rapidement renforcer, notamment en multipliant les échanges entre Ponge et d’autres intellectuels communistes.

Notes
260.

Texte de 1922, recueilli dans les Douze petits écrits (DPE, I, 6).

261.

Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, op. cit., p.56.

262.

Voir Corr. I, 210 et 211 p. 211.

263.

Jean-Marie Gleize, Francis Ponge, op.cit. p.156.