D. La guerre et ses conséquences

La mobilisation, l’Occupation, l’entrée dans la Résistance : tous ces événements induisent dans la vie de Ponge, et en particulier dans les conditions d’exercice de son travail d’écrivain, de profondes transformations.

En 1939-1940, la mobilisation l’arrache à son milieu, géographique et intellectuel, et le soustrait pendant de longs mois à son activité d’écriture. Pendant toute la durée de la guerre, il restera éloigné de Paris ; ses lettres témoignent – surtout au début – de son sentiment d’isolement à être ainsi séparé de ses amis et de son milieu intellectuel familier264. Et pourtant l’isolement de l’écrivain se double du renforcement d’un sentiment d’appartenance collective, qui se traduit aussitôt dans son œuvre : appartenance à une communauté de soldats pendant la période de mobilisation (ce dont rendent compte les « Souvenirs interrompus ») ; appartenance à la vaste collectivité des citoyens d’un pays occupé (ce dont témoignent les « Billets "hors sac" »), et – plus largement encore – à une communauté humaine menacée d’anéantissement par la guerre (d’où l’urgence des prises de position humanistes que j’évoquerai ci-dessous) ; appartenance enfin au réseau de la Résistance. Son activité de résistant sera du reste l’occasion pour Ponge de nouer des liens avec un certain nombre d’intellectuels communistes et/ou résistants. Il fait pendant ces années la rencontre de René Leynaud (en 1942), d’Albert Camus (je reviendrai plus loin sur cette rencontre décisive, qui a lieu en 1943)… Ses voyages en zone sud lui font multiplier les contacts265 avec des intellectuels dont il partage à la fois les préoccupations politiques et littéraires. Pendant la seule année 1943 il rencontre ainsi Louis Aragon à Villeneuve-Lès-Avignon, Joë Bousquet à Carcassonne, Paul Eluard à Clermont-Ferrand, Luc Estang à Limoges, Jean Tortel à Marseille. Je notais plus haut l’étanchéité longtemps maintenue par Ponge entre son activité militante et son travail d’écrivain – ce qui le maintenait éloigné du statut d’« intellectuel » : or du fait de ses nouvelles amitiés et de sa récente promotion en tant qu’auteur du Parti pris des choses (le recueil paraît en mai 1942), Ponge commence à partir de 1943 à acquérir ce statut d’intellectuel…

Ainsi la nécessité d’inscrire son œuvre sur le fond d’une mission politique, si elle n’avait jamais été absente du travail de Ponge, se voit à cette époque brusquement actualisée par les événements. La pression du contexte oblige à penser la question du statut de l’œuvre d’art par rapport à l’état de la société. Ponge ne s’y dérobe évidemment pas : toute la période de la guerre témoigne au contraire de sa réflexion sur cette implication réciproque. D’emblée Ponge écarte la solution de la poésie militante ou, plus généralement de l’écriture directement politique. En revanche il multiplie les tentatives pour penser l’articulation du politique et du poétique.

Notes
264.

Voir les lettres adressées à Paulhan en 1940 (Corr. I, 240 à 243, p.242 à 248). Notons cependant que cet éloignementde la vie parisienne permet aussi une concentration sur l’écriture : « Cette vie provinciale me plaît parce qu’enfin je puis donner plusieurs heures par jour à mon souci littéraire » écrit Ponge à Paulhan en novembre 1940 (Corr. I, 241, p. 245).

265.

Voir la « Chronologie » établie par Bernard Beugnot et Bernard Veck, OC I, p. LXVII.