2. Refus d’une articulation directe, sous forme d’écriture « engagée »

A. Août 1940 : le choix du bois de pins

Démobilisé en juillet 1940, Ponge rejoint enfin sa famille au Chambon-sur-Lignon (en Haute-Loire). Il vient de faire l’expérience de dix mois de mobilisation, puis de l’exode, et il est confronté, comme tous les Français, à la défaite de son pays et à l’occupation allemande. Or dans ce contexte hautement préoccupant, il consacre sa liberté retrouvée à décrire un « bois de pins ». Le 7 août 1940, il ouvre un carnet par ces mots : « Le plaisir des bois de pins »… et s’y acharnera pendant un mois. Sur ce carnet, « rien ne se trouva écrit que ce texte et les quelques notes qu’on va lire » souligne-t-il lui-même en préambule à l’« Appendice au "Carnet du Bois de pins" » (RE, I, 404). La privation d’écriture qu’avait entraînée la mobilisation n’est sans doute pas étrangère à la frénésie créatrice qui s’empare de lui lorsque la liberté lui est rendue, au cours de l’été 1940. Le « Carnet du Bois de pins », puis l’ensemble des textes de La Rage de l’expression, tous écrits – sauf « Notes pour un oiseau » – entre août 1940 et août 1941, célèbrent des retrouvailles à la fois avec l’écriture et avec la nature, ses arborescences (le bois de pins), ses floraisons (l’œillet, le mimosa). Et si ces textes manifestent un profond changement esthétique, cela s’explique aussi parce que Ponge, éloigné de son milieu de travail familier, privé en particulier de son Littré266, disposant à peine de papier pour écrire267, est amené, par le contexte de guerre, à modifier ses habitudes.

Tout à son « bois de pins », il évoque cependant, après deux semaines de travail sur ce thème, les sujets sur lesquels il aurait à écrire s’il était « un simple écrivain » (« et peut-être le devrais-je » ajoute-t-il aussitôt) : « récit » de son exode, « relation » de conversations, « peinture » des gens qui l’entourent, « réflexions » enfin « sur la situation politique de la France et du monde en un moment historique si important » (RE, 405). Constatant que là ne va pas son désir, il poursuit : « Et c’est au bois de pins que je reviens d’instinct, au sujet qui m’intéresse entièrement, qui accapare ma personnalité, qui me fait jouer tout entier ». Et il conclut en définissant « Le Carnet du Bois de pins » par son opposition à d’autres formes de littérature : « ce n’est pas de la relation, du récit, de la description, mais de la conquête » (ibid., 405). Le choix est fait, et il ne pourrait pas être plus clair. Les préoccupations historiques, politiques, philosophiques ne peuvent pas entrer directement dans le projet esthétique : elles ne sauraient en constituer le contenu puisque ce contenu est à conquérir. Les années 1940 et 1941 seront celles de la rage de conquérir ces moyens d’expression. Et non pas, loin s’en faut, l’occasion d’un virage poétique vers le lyrisme patriotique comme celui par exemple d’Aragon à la même époque. Ponge maintient son cap, ses positions.

Notes
266.

« Avec Littré à la bibliothèque je ne fais pas à l’aise mes petits. D’où l’essai d’une nouvelle méthode » écrit-il à Paulhan en mai 1941 (Corr. I, 246, p. 252).

267.

Le « Carnet du bois de pins » et « L’Appendice au "Carnet du bois de pins" » furent écrits, dit-il, « sur ce même carnet de poche qui constituait alors tout son stock de papier » (RE, I, 404).