B. Refus du lyrisme patriotique et militant

Pendant la guerre, de nombreuses revues poétiques se donnent une mission de « résistance spirituelle » : Fontaine, Messages, Confluences… Ponge publiera un certain nombre de textes dans ces revues résistantes. Mais il s’agit de textes nettement « décalés », dont la participation à l’effort de résistance est rien moins qu’évidente : « Le Mimosa », « La Pomme de terre », « La Lessiveuse »… Une lettre de février 1942 à Gabriel Audisio montre du reste très clairement que Ponge refuse l’étiquette de « résistance spirituelle » puisqu’il n’accepte de publier « Le Mimosa » dans Fontaine, que si ce texte paraît dans le « numéro ordinaire » et non dans le « numéro spécial annoncé pour le même mois (La Poésie comme exercice spirituel) » : « Etant donnée ma position philosophico-esthétique, j’ai cru nécessaire cette précision »268. C’est bien comme une provocation que seront reçus la plupart des textes écrits à cette période : La Rage de l’expression connaîtra de nombreux échecs éditoriaux ; « La Pomme de terre » suscite un tollé, ce dont Ponge se déclare « ravi »269 : d’abord refusée par Les Cahiers du Sud et L’Arbalète 270, elle paraîtra dans Confluences en mars 1943, et sera éreintée par la presse, qu’il s’agisse de L’Action française (selon laquelle en publiant ce texte, Confluences « se f…ichait agréablement du public ») ou de L’Effort, quotidien socialiste de la reconstruction nationale qui se gausse de cette « recette de cuisine »271.

Très peu de textes écrits par Ponge à cette époque peuvent être considérés comme « politiques ». Il s’agit principalement de « La Permanence et l’opiniâtreté » et de « La Métamorphose ». Or dans l’un et l’autre cas, Ponge a rendu impossible une lecture qui soit clairement, et de manière univoque, politique. « La Permanence et l’opiniâtreté », tel qu’il fut initialement publié, dans Poésie 42 272, se composait de deux poèmes, dédicacés à Louis Aragon : l’un, « Le Platane » (P, I, 729) était un hommage indirect à la France résistante, à travers l’évocation du platane « tranquille à [s]on devoir » ; l’autre, « Sombre période » (Liasse, I, 84) métaphorisait les blessures du pays occupé en saluant « l’azur ragenouillé déjà » sur le sol meurtri, « roué de charrettes hostiles ». La signification politique de ces textes relevait donc, dès le départ, d’un sens second, un sens à déchiffrer. Cependant Ponge, lors de leur publication dans Pièces, défera lui-même le dispositif qui guidait vers cette lecture politique. Il supprimera leur titre commun, ainsi que la dédicace à Aragon, et disjoindra les deux poèmes : « Le Platane » deviendra un poème à part, et « Sombre période » sera reversé dans « Ode inachevée à la boue », dont il constituera un paragraphe. Seules les dates pourront désormais inciter à faire de ces textes – parmi d’autres lectures – une lecture politique. Ceci en dit long sur la scepticisme de Ponge à l’égard de la poésie de circonstance. Comme le souligne Jean-Marie Gleize, un texte qui « tient », aux yeux de Ponge, c’est un texte qui

‘doit tenir « face à l’avenir », quels que soient les nouveaux contextes destinés à l’accueillir. (…) Francis Ponge ne nie pas l’attache circonstancielle de l’écrit, bien au contraire, mais il fait en sorte que le texte puisse être indéfiniment circonstanciel273.’

Quant à « La Métamorphose » (P, I, 741), elle offre l’exemple d’une autre liberté de jeu entre texte et circonstance : le sujet du texte – invitation, pour la chenille, à rejoindre les papillons – ne pouvait être lue comme métaphore politique (un appel à rejoindre le maquis) que dans un contexte qui invitait expressément à cette lecture. Ce fut effectivement le cas, de manière éphémère, en 1944 à Lyon : ce poème, inscrit sur un tableau noir, fut présenté lors d’une exposition dans une galerie lyonnaise de peinture où se rencontraient les résistants. A-t-il été écrit dans la pensée d’une signification politique ou cette signification lui a-t-elle été attribuée après-coup, par la circonstance ? Il est difficile d’en décider, bien qu’un bref passage d’une lettre à Paulhan semble en faveur de la première hypothèse274. En tout état de cause, s’il est question ici de « poésie de circonstance » ce n’est que dans le sens où une circonstance très précise incite à un déchiffrement politique du poème. Là encore, le poème « tient » très bien en-dehors de cette lecture, et même si bien qu’il est tout à fait improbable aujourd’hui qu’un lecteur de Pièces, non averti de l’histoire de ce poème, voie dans « La Métamorphose » une quelconque allusion politique.

Après ce bref aperçu des positions de Ponge à l’égard de la littérature « engagée », une conclusion s’impose : alors qu’une opportunité était donnée à l’écrivain, en période de guerre, de conquérir un nouveau lectorat et d’instaurer avec lui cette connivence tant désirée, en partageant avec lui inquiétudes et espoirs collectifs, cette opportunité ne l’intéresse pas. C’est qu’en effet il ne veut pas d’une connivence déjà construite, que le texte se contenterait de faire jouer. Il entend qu’elle soit construite par le texte lui-même. Aussi ne parlera-t-il pas à son lecteur des préoccupations qu’il partage avec lui. Non, le lecteur qu’il veut conquérir c’est, à l’instar de celui qu’il invitait en 1919 à une promenade partagée dans les serres du langage, celui qu’en 1941 il lui faudra « prendre par la main », « le suppliant de se laisser conduire » pour être « enfin amené par [s]es soins au cœur du bosquet de mimosas, entre deux infinis d’azur » (RE, I, 372). C’est en termes spatiaux que la question du lecteur est posée par Ponge : il ne s’agit pas pour lui de rejoindre ce lecteur sur le terrain où il sait le trouver mais de l’amener sur son propre terrain – dans son « bosquet de mimosas ».

Pourtant Ponge fera dans ce domaine une exception, en rédigeant à l’automne 1940, les souvenirs de ses mois de mobilisation, sous le titre « Souvenirs interrompus ». Dans ce texte, en effet, la relation auteur-lecteur est déjà donnée, préexistante au texte : c’est en tant qu’homme ayant fait l’expérience de la mobilisation que Ponge s’adresse à d’autres hommes intéressés par ce témoignage. Il donne ainsi une réalité à l’un des sujets qu’il évoquait un mois plus tôt comme étant ceux qu’il pourrait développer « s’il était un simple écrivain ». Ce texte est véritablement exceptionnel dans l’œuvre de Ponge : on a si peu l’habitude de le voir se comporter en « simple écrivain » qu’on hésite à considérer les Souvenirs comme partie intégrante de cette œuvre (et sans doute ont-ils eu pour Ponge lui-même un statut à part, puisqu’il ne les laissera paraître, dans leur intégralité, qu’en 1979275). En effet Ponge y privilégie le contenu et ne se soucie guère d’inventer des formes : la narration est linéaire et la langue d’une élégance classique (la galerie de portraits qui est au centre du recueil évoque du reste La Bruyère). Le lecteur Paulhan se montrera sceptique, et surtout très étonné par ce texte, dans lequel Ponge met comme entre parenthèses les recherches formelles dont il est coutumier : après avoir avoué que ces « Souvenirs » l’ont « un peu ennuyé » (Corr. I, 306, p. 322), il constate « C’est très émouvant de voir comme tu pourrais écrire, si tu voulais, des choses assommantes » (ibid., 310, p. 326). On dirait que, pour Ponge, un texte empreint des circonstances extérieures ne peut être qu’un texte parallèle à son projet littéraire. Il y aurait là comme deux voies séparées. Du reste il s’inquiète devant la suggestion de Paulhan de publier les Souvenirs en même temps que les Proêmes : « je n’avais jamais pensé les joindre au livre…Tu ne voudrais pas m’indiquer ta raison ? (…) Je supporterais mal qu’on se moque de moi » (ibid., 309, p. 325).

Deux voies séparées, donc. Ce qui est encore plus manifeste avec les « Billets "hors sac" ». Leur statut est en effet journalistique, et non littéraire : il s’agit de chroniques d’actualité locale, destinées à la rubrique roannaise du Progrès de Lyon. De février à mai 1942, Ponge rédigera ainsi cinquante-trois billet, publiés quotidiennement dans Le Progrès. Mais ce n’est qu’en 1986, deux ans avant sa mort, qu’il les rassemblera pour les laisser paraître dans leur intégralité276. Je consacrerai plus loin un commentaire à ces billets ; ce qu’il importe pour l’instant de noter, c’est qu’ils manifestent, de même que les « Souvenirs », une posture de parole absolument inédite que l’on pourrait qualifier de « sociale » : dans l’un et l’autre cas il s’agit de partager une expérience vécue, d’ordre non littéraire, que cette expérience appartienne au passé (la vie d’un soldat mobilisé pendant la « drôle de guerre ») ou au présent (la vie d’un citoyen roannais sous l’Occupation) ; dans l’un et l’autre cas également, la relation avec le lecteur préexiste au texte, l’intérêt supposé du lecteur pour les propos qui lui sont adressés relevant essentiellement de raisons sociales ou documentaires. En somme, et pour reprendre les termes – cités plus haut – qu’employait Ponge juste après sa démobilisation, si le « Carnet du Bois de pins » est un texte de « conquête », les « Souvenirs » et les « Billets » sont de l’ordre « de la relation, du récit, de la description », c’est-à-dire tout ce que Ponge se proposerait d’écrire s’il « étai[t] un simple écrivain ».

Et justement, en tant que telles, ces tentatives de « parole sociale » restent indépendantes du projet littéraire proprement dit, qui simultanément, avec les textes de La Rage, de Pièces, du Savon, suit son cours et poursuit sa conquête. Ce qui ne signifie pas – malgré les apparences – que la poésie de Ponge à cette époque soit imperméable au contexte. Au contraire, Ponge pendant toutes ces années de guerre se montre extrêmement préoccupé par sa responsabilité d’écrivain, et par le souci de penser la relation que sa pratique littéraire entretient avec ses engagements politiques277. Dés les « Notes pour un oiseau », en 1938, il intégrait à sa description une réflexion sur la manière dont ce travail pouvait s’inscrire dans la préoccupation plus vaste d’un avenir de l’homme. Pendant la guerre, la recherche d’une articulation entre sa recherche esthétique et ses convictions politiques informe profondément ses écrits. Celui qui écrivait dix ans plus tôt : « je ne rebondirai jamais que dans la pose du révolutionnaire ou du poète » (PR, I, 194) tente de transformer ce ou en un et, dont il lui faut trouver les modalités d’exercice. Cherchant à donner à son travail une légitimité politique, morale et philosophique, Ponge recourt à un étayage de sa parole par des discours, à visée libératrice pour l’homme, dont l’autorité est reconnue (marxisme, humanisme anti-religieux, scientisme). Mais simultanément, résistant à toute allégeance, il subvertit les discours d’autorité qu’il utilise, dans le désir au fond de ne rien céder de la singularité de son projet. D’où des difficultés et la persistance d’un certain flou.

Notes
268.

Correspondance inédite avec Gabriel Audisio.

269.

« La Pomme de Terre a fait déborder le vase. De l’Action Française à l’Effort en passant par l’Echo des Etudiants, l’Eclaireur de Nice, etc. ce n’est qu’un cri : imposteur, marmiton, il se fout de nous, terriblement terne, etc. etc. Naturellement, je suis ravi. » (Corr. I, 289, p. 299).

270.

Voir ibid., 267, p. 274.

271.

Voir ibid., 289, p. 299, note 2.

272.

Poésie 42, N° 5, novembre-décembre 1942.

273.

Jean-Marie Gleize, Francis Ponge, op. cit. p.146.

274.

Ponge informe Paulhan, en avril 1944, qu’il a « écrit une petite préface pour l’exposition (…) à Lyon – et un petit poème pour la même salle en même temps (où il y a un tableau noir consacré à ça) » (Corr. I, 305, p. 320).

275.

Dans la N.R.F. n° 321, octobre 1979.Ponge tiendra à montrer sa réserve envers ces textes, en signalant dans une note préalable à quel point « pouvait l’aveugler » en 1940 « son adhésion déterminée » à l’idéologie marxiste (NNR I, II, 1080).

276.

Dans Francis Ponge, Cahier de l’Herne, dirigé par Jean-Marie Gleize, op. cit.

277.

Ce que souligne J. M. Gleize: « La plus apparemment dégagée des poésies, la plus gratuite, est aussi une des plus obstinément liées à une conscience sociale, "civique", qui affleure par à-coups à la surface des textes et qui, lors même qu’elle est effacée tout à fait de cette surface littérale, fournit au projet littéraire sa signification profonde » ( Francis Ponge, op.cit. p.149.).