A. Discours marxiste : vers un monde nouveau, un homme nouveau

Rappelons que, dès les « Notes prises pour un oiseau », Ponge utilisait à l’occasion un vocabulaire communiste, parlant par exemple de «  point de vue bolchevique » (RE, I, 352). Cependant c’est à sa façon qu’il fait usage du discours marxiste, sans véritable allégeance dans la mesure où il se le réapproprie : « la dictature de l’homme sur la nature, les éléments, ne sera qu’une période vers l’état d’harmonie parfaite (que l’on peut bien imaginer) entre l’homme et la nature, où celle-ci recevra de l’homme autant qu’il lui prendra » (ibid., 352). Le discours marxiste est ici détourné pour servir au propos de Ponge puisque la dictature du prolétariat devient « dictature de l’homme sur la nature ».

« Le Carnet du Bois de pins », ce texte auquel Ponge se consacre dès sa démobilisation, semble bien éloigné, on l’a vu, des préoccupations politiques du moment. Pourtant l’« Appendice » qui lui fait suite donne une large place à ces mêmes préoccupations. Relatant la conversation qu’il vient d’avoir avec le pasteur Jacques Babut, Ponge opère un parallèle inattendu entre la Rédemption future promise par les Ecritures, et le monde nouveau annoncé par le marxisme : « cela cadre assez bien avec notre propre théorie », déclare-t-il, signant par l’emploi du possessif « notre » son adhésion marxiste (RE, I, 406). Le récit de cette conversation marque une étape importante car il présente explicitement, pour la première fois, le désir d’articuler le poétique et le politique :

‘De ces instants de notre conversation date un pas nouveau dans ma « pensée ».
Je commence à percevoir un peu clairement comment se rejoignent en moi les deux éléments premiers de ma personnalité ( ?) : le poétique et le politique (ibid., 406). ’

Et dans le même mouvement, Ponge en vient à considérer la transformation politique comme un préalable à la transformation de l’esprit humain – à laquelle tentait de contribuer Le Parti pris des choses :

‘Certainement la rédemption des choses (dans l’esprit de l’homme) ne sera pleinement possible que lorsque la rédemption de l’homme sera un fait accompli. Et il m’est compréhensible maintenant pourquoi je travaille en même temps à préparer l’une et l’autre (ibid., 406).’

Autrement dit, prendre le parti des choses ne peut que participer, partiellement, à leur rédemption, celle-ci restant soumise à une transformation des conditions de vie de l’homme . C’est là une position inédite : jusqu’alors Ponge espérait que l’exploitation des « ressources infinies de l’épaisseur des choses » jointe à celle « des ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots » constituerait à elle seule « une révolution ou une subversion » (PR, I, 203). Maintenant il distingue deux plans sur lesquels il lui faut œuvrer conjointement.

Cependant, de l’aveu même de Ponge, l’articulation de ces deux plans demeure floue : « Un monde nouveau où les hommes, à la fois, et les choses connaîtront des rapports harmonieux : voilà mon but poétique et politique. "Cela vous paraîtrait-il encore fumeux…" (Il faudra que j’y revienne) » (RE, I, 406). Ce flou subsistera longtemps. Dans les « Notes premières de l’homme », rédigées en 1943-1944, Ponge reviendra en termes presque identiques à cette affirmation d’un double plan, sans en avoir guère défini davantage les modalités ni les attributions respectives : « moi qui m’occupe à la fois de sa [il s’agit de l’homme] rédemption sociale et de la rédemption des choses dans son esprit » (PR, I, 230).

Quant au primat, dans l’ordre chronologique, du politique sur le poétique, il se trouve réaffirmé dans le même texte par cette formule lapidaire : « Le Parti pris des choses, Les Sapates sont de la littérature-type de l’après-révolution » (ibid., 230), formule dont Jean-Marie Gleize commente ainsi la portée : « C’est un certain idéalisme, encore très perceptible dans quelques formulations des Proêmes qui tombe. [L’écriture de Ponge] vise à la révolution, mais en même temps elle suppose, théoriquement, une révolution accomplie »278.

On peut voir aussi un témoignage de la difficile articulation des deux plans dans ce passage de la « Première méditation nocturne », où Ponge revendique une pratique littéraire d’inspiration anarchiste, nettement démarquée, donc, par rapport à ses positions politiques communistes :

‘Ni Dieu ni maître.
Le Maître serait-il le Logos, le langage, les mots
Cela explique ma façon d’écrire contre les mots, contre le langage (…).
Cela explique aussi, étant donné ma conception de l’homme qui doit avancer toujours dans la possession du monde et de son esprit sans accepter ni Dieu ni maître, mon souci de prendre corps à corps les objets, les sentiments communs qu’ils provoquent, de procéder à des dissociations d’idées, de défaire les lieux communs, etc. (…)
Bien entendu pour moi la formule « Ni Dieu ni Maître » est valable dans tous les domaines, surtout la métaphysique. En politique j’accepte pour maître la société humaine, une fois qu’elle sera constituée harmonieusement et, jusqu’alors, le parti qui tend à cette constitution harmonieuse (NNR II, II, 1182).’

Le rectificatif introduit in extremis n’enlève rien à la provocation que constitue l’utilisation d’une formule anarchiste dans un paragraphe censé faire acte d’allégeance au parti communiste…

En revanche, dans « Je suis un suscitateur »279, c’est bien dans le répertoire propre au Parti communiste que Ponge vient puiser, en reprenant la formule de L’Internationale : « Debout ! les damnés de la terre ». Dans ce texte Ponge revient une fois encore au thème du mutisme, pour présenter son travail comme adressé à « ceux qui n’ont pas la parole », dans la volonté de la leur donner : « Voilà où ma position politique et ma position esthétique se rejoignent » (NNR I, II, 1171). C’est donc dans le motif de la suscitation, c’est-à-dire dans la dimension pragmatique, que s’ébauche une articulation entre les deux plans. Ce motif est chez Ponge un fil conducteur très important : plusieurs textes écrits à la fin des années vingt témoignaient déjà d’une mission suscitatrice280. Ainsi dans « Des raisons d’écrire », si l’auteur affirmait « ne parler qu’à ceux qui se taisent », il ajoutait aussitôt qu’il s’agissait d’un « travail de suscitation » (PR, I, 196). Ainsi encore se proposait-il dans « Rhétorique » de « sauver quelques jeunes hommes » en leur disant : « donnez tout au moins la parole à la minorité de vous-mêmes » (PR, I, 193)281. Le motif de la suscitation réapparaîtra une nouvelle fois en 1944, on le verra. L’élection de ce terme n’est sans doute pas étrangère à son étymologie : suscitare est en effet un dérivé de citare qui signifie « mettre en mouvement », « faire venir à soi », « convoquer ». Dans la « suscitation » comme déjà dans l’« incitation » il y a donc la mise en mouvement par l’effet d’un appel de l’autre vers soi. A cette notion, le sus de suscitare ajoute celle de l’impulsion vers la verticale : « faire lever », « soulever » (par en-dessous). De l’action de l’écrivain conçue comme levier ? « Debout ! les damnés de la terre. »… C’est dans la dimension pragmatique du langage, celle qu’il vise depuis toujours, que Ponge trouve peut-être la meilleure possibilité d’articulation entre sa foi politique et sa foi poétique. La mission d’ordre politique qu’il se donne pendant les années de guerre transforme profondément, il faut le souligner, le mandat social d’avocat ad litem des choses qu’il s’était donné dix ans plus tôt. La finalité de sa mission se déplace : Ponge se déclare au service du devenir humain, plus que des choses. Et il est remarquable que l’expression « prendre parti » serve de dénominateur commun à ces deux choix existentiels successifs : Ponge justifie en effet auprès de Camus, en 1943, son appartenance au Parti communiste, dans les termes suivants :

‘(…) j’ai très intensément l’impression d’une « responsabilité civile », d’autant plus astreignante qu’on est plus conscient, éduqué, « intellectuel ».
Je ne peux me concevoir que prenant parti, et je crois que ne pas prendre parti, c’est encore en prendre un (le mauvais) (PR, I, 210-211, je souligne).’

Notes
278.

Jean-Marie Gleize, Francis Ponge, op.cit., p.140.

279.

Texte de 1942, qui restera très longtemps inédit, jusqu’à sa publication en 1986 dans les Cahiers de L’Herne, (op. cit.).

280.

Laquelle mission consiste, écrit Jean-Marie Gleize, à « rendre qui le peut, qui en ressent le désir, maître de soi-même, actif et productif, authentiquement "parlant" » ( Francis Ponge, op.cit. p.76).

281.

A noter qu’à l’époque le propos était beaucoup plus élitiste qu’il ne l’est en 1942, puisque la rhétorique ou « art de résister aux paroles » était présentée comme susceptible de sauver «les rares personnes qu’il importe de sauver », à savoir « celles qui peuvent faire avancer l’esprit, et à proprement parler changer la face des choses » (PR, I, 193).