Promotion de la science et de la connaissance

En mentionnant d’emblée le « progrès de la science », Ponge adosse son discours à une autorité de type scientifique qui vient redoubler l’autorité des Lumières. Comme les philosophes du XVIIIème, il fait, dans La Rage de l’expression, l’éloge du savant et se réfère avec insistance au modèle scientifique282. C’est ainsi par l’exemple de la découverte scientifique qu’il justifie sa tentative de rendre compte de toutes les étapes de sa recherche : « il est très légitime au savant de décrire sa découverte par le menu, de raconter ses expériences, etc. » (RE, I, 427). Il va jusqu’à formuler le vœu de « fonder une science dont la matière serait les impressions esthétiques » et d’être « l’homme de cette science » si sa réalisation s’avère possible (ibid., 425).

La revendication explicite d’une filiation par rapport aux Lumières apparaît dans deux textes écrits en juillet 1941, et dans des termes presque semblables. Dans une lettre à Gabriel Audisio283, Ponge écrit :

‘Pour moi je suis de plus en plus convaincu que mon affaire est plus scientifique que poétique. (…)
J’ai besoin du magma poétique, mais c’est pour m’en débarrasser. Je désire violemment (et patiemment) en débarrasser l’esprit. C’est en ce sens que je me prétends combattant dans les rangs du parti des lumières, comme on disait au grand siècle (le XVIIIè). Il s’agit, une fois de plus, de cueillir le fruit défendu, n’en déplaise aux puissances d’ombre, à Dieu l’ignoble en particulier (RE, I, 411).’

A la même époque, cette déclaration est intégrée à son travail en cours sur « La Mounine », sous cette forme légèrement différente :

‘Il s’agit une fois de plus de cueillir (à l’arbre de science) le fruit défendu, n’en déplaise aux puissances d’ombre qui nous dominent, à M. Dieu en particulier.
Il s’agit de militer activement (modestement mais efficacement) pour les « lumières » et contre l’obscurantisme – cet obscurantisme qui risque à nouveau de nous submerger au XXème siècle du fait du retour à la barbarie voulu par la bourgeoisie comme le seul moyen de sauver ses privilèges (ibid., 425).’

Dans l’une et l’autre déclarations, Dieu est désigné comme le principal obstacle au progrès de l’esprit humain. Sans aller aussi loin, les philosophes des Lumières, on le sait, récusaient l’autorité des dogmes religieux dans la mesure où ils empêchaient l’exercice de la raison et le développement du savoir. Mais dans le cas de Ponge, la prise de position athéiste participe d’autres enjeux, et c’est pourquoi je reviendrai plus loin sur la violence de ses attaques anti-religieuses. Je note en attendant que la deuxième déclaration ajoute un autre ennemi, de nature politique, et directement lié au contexte de l’époque : le « retour à la barbarie voulu par la bourgeoisie » (en 1940, c’est ainsi que Ponge analyse les causes de la guerre qui déchire l’Europe). Par l’emploi du mot « barbarie » – fréquent sous la plume des philosophes du XVIIIème – Ponge souligne sa parenté avec le discours des Lumières, dont il reprend à son compte les deux cibles principales : l’obscurantisme et la barbarie.

On note aussi le remplacement, dans la deuxième déclaration, du verbe « combattre » par le verbe « militer », qui souligne l’aspect positif du combat (un combat pour plutôt que contre), mis au service d’une cause à défendre. Le terme n’aurait certes pas pu être employé par les philosophes des Lumières, mais il correspond parfaitement à leur conception de l’écrivain comme artisan actif du progrès humain, qui se bat en vue d’une transformation dans les faits. La recherche de l’efficacité, le souci pragmatique situent Ponge, là encore, dans cette lignée.

Quant à l’arme à utiliser pour parvenir à cette efficacité, c’est, clairement désignée, la connaissance, ce « fruit défendu ». De même que les philosophes se proposaient de répandre le savoir, Ponge assigne à son œuvre la mission d’accroître la connaissance. C’est ce qu’il rappelle explicitement dans le « Carnet du Bois de pins », où il se montre préoccupé de ne pas perdre de vue cette dimension essentielle de son travail :

‘Si nous sommes entrés dans la familiarité de ces cabinets particuliers de la nature, s’ils en ont acquis la chance de naître à la parole, ce n’est pas seulement pour que nous rendions anthropomorphiquement compte de ce plaisir sensuel, c’est pour qu’il en résulte une co-naissance284 plus sérieuse (ibid., 387).’

Réfléchissant à la différence entre connaissance et expression, (toujours à propos du « Bois de pins »), Ponge fait de la première son but principal :

‘dans certains poèmes (tous ratés) (…) je fais de l’expressionnisme ( ?), c’est-à-dire que j’emploie après les avoir retrouvés les mots les plus justes pour décrire le sujet. Mais mon dessein est autre : c’est la connaissance du bois de pins, c’est-à-dire le dégagement de la qualité propre de ce bois, et sa leçon comme je disais (ibid., 399).’

Pour parvenir à la connaissance il faut, selon la méthode chère aux philosophes du XVIIIème, appliquer à toute chose l’esprit d’examen, afin d’affranchir l’esprit (« le débarrasser », dit Ponge) des préjugés et faux savoirs – notamment tous ceux qu’entretiennent les automatismes de langage – , d’où le « souci de prendre corps à corps les objets, les sentiments communs qu’ils provoquent, de procéder à des dissociations d’idées, de défaire les lieux communs, etc. »285.

Il faut donc s’attacher à l’expérience concrète pour construire ensuite, à partir de cette expérience, une réflexion scientifique. Ponge ne fait en réalité que radicaliser ici, sous l’égide des Lumières, des aspirations qu’il exprimait déjà dans les années vingt et trente. Mais avec le « Carnet du Bois de pins » il s’attache à mettre en oeuvre ce modèle scientifique, plus qu’il ne l’avait jamais fait. L’ensemble du « Carnet » peut être lu en effet comme un effort pour ne pas en rester à l’expérience du plaisir dispensé par le bois de pins : certes cette expérience est indispensable comme point de départ et comme moteur de la recherche (« le plaisir des bois de pins », tels sont les premiers mots du texte) car c’est elle qui en déclenche le désir ; mais le but est de parvenir à la connaissance par l’élucidation de cette expérience de plaisir. Et il importe donc de résister à la tentation de faire de ce plaisir un poème :

‘Voilà un tableau dont je ne suis pas mécontent, parce qu’il rend bien compte d’un plaisir que chaque homme éprouve lorsqu’il pénètre en août dans un bois de pins. Un poète mineur, voire un poète épique s’en contenterait peut-être. Mais nous sommes autre chose qu’un poète et nous avons autre chose à dire (RE, I, 387).’

Poésie et connaissance entrent, à cette époque, en conflit ouvert. C’est le souci de connaissance qui amène Ponge – on l’a vu dans la lettre qu’il adressait à Gabriel Audisio – à refuser à son travail la qualification de « poétique » – ce qu’il n’avait jamais fait – et à lui préférer celle de « scientifique ». La poésie devient un « magma », une entrave intellectuelle, dont il faut « débarrasser l’esprit ». Elle est rejetée au nom d’une morale de la connaissance, que Ponge articule à son ancien mot d’ordre concernant les droits de l’objet, non sans modifier celui-ci :

‘Reconnaître le plus grand droit de l’objet, son droit imprescriptible, opposable à tout poème…(…) Il s’agit de savoir si l’on veut faire un poème ou rendre compte d’une chose (dans l’espoir que l’esprit y gagne, fasse à son propos quelque pas nouveau (ibid., 337-338).’

La poésie reste cependant nécessaire, mais en tant qu’étape à dépasser :

‘en conséquence, ne jamais m’arrêter à la forme poétique – celle-ci devant pourtant être utilisée à un moment de mon étude parce qu’elle dispose un jeu de miroirs qui peut faire apparaître certains aspects demeurés obscurs de l’objet (ibid., 337).’

En somme, la poésie est un moyen mais ce serait une faute morale que d’en faire une fin.

Cependant la cause est compliquée : Ponge ne renonce pas tout à fait à l’idée de poésie ; et il tient à marquer aussi ses distances par rapport à une simple démarche scientifique. Les « disciplines nécessaires » selon lui au succès de son « entreprise » sont « celles de l’esprit scientifique sans doute, mais aussi beaucoup d’art. Et c’est pourquoi [il] pense qu’un jour une telle recherche pourra aussi légitimement être appelée poésie » (ibid., 356).

Ceci nous rappelle qu’il subsiste une différence de taille entre les philosophes des Lumières et Ponge : c’est que ce dernier n’est pas philosophe – ne veut pas même envisager de le devenir – et que, s’il se réclame de l’esprit des Lumières, il professe un vif dégoût des idées, ce qui constitue tout de même un paradoxe. Il n’est que de voir en quels termes catégoriques il refuse la suggestion faite par Camus d’infléchir son travail dans un sens philosophique :

‘Si j’ai choisi de parler de la coccinelle c’est par dégoût des idées. Mais ce dégoût des idées ? (…) C’est qu’elles me bousculent, m’injurient, me battent, me bafouent, comme une inondation torrentueuse. (…)
Eh bien ! Par défi écrirai-je donc un brouillon d’ouvrage de philosophie ? ( …)
Non ! (PR, I, 213-214).’

Et pourtant cette connaissance à laquelle il vise et qui pour lui ne s’exprime pas par concepts, il se propose – tout comme les philosophes des Lumières – de la transmettre, et tout comme eux encore, il lui donne un accent fortement moral. Du reste, l’arbre dont il s’agit de « cueillir le fruit défendu » n’est-il pas celui de la connaissance du bien et du mal ?

Notes
282.

Sur les relations complexes de la poésie et de la science chez Ponge, voir l’article de D. Alexandre, « Francis Ponge, un peu comme un savant à sa recherche particulière », in Ponge résolument, op. cit., p. 219-232.

283.

Lettre recueillie dans l’ « Appendice au "Carnet du bois de pins" ».

284.

Avec ce mot de « co-naissance », Ponge se réfère sans doute à L’Art poétique de Claudel (1907), auteur qu’il admire et qui a sans doute eu une influence significative sur son œuvre (voir à ce sujet Jean Pierrot, op. cit. p. 53-54).

285.

Ponge note ceci quelques mois plus tard dans la « Première méditation nocturne » (NNR II, II, 1182).