Transmission et signification

Les philosophes des Lumières avaient foi – comme leur nom l’indique assez – en la vertu éclairante de la connaissance, qu’ils se donnaient donc pour but de répandre. Leur objectif était essentiellement pédagogique. Sur ce point encore on voit Ponge les rejoindre : la préoccupation didactique, qui depuis l’origine affleurait parfois dans son œuvre, va s’intensifier pendant les années de guerre et l’amener à réviser les positions qu’il avait prises, au moment du Parti pris des choses, par rapport à la question de la signification. Il en vient en effet, en mars 1944, c’est-à- dire après cinq ans de guerre et d’engagement politique personnel, à affirmer que la transmission d’un message d’ordre politique et moral est possible en littérature. Le fait mérite d’être souligné, puisque il s’agit de rien de moins que d’un retour de foi en la possibilité d’exprimer ses convictions, possibilité à laquelle Ponge avait ouvertement déclaré qu’il renonçait, en choisissant de « faire parler les choses ». Le désir pressant d’articuler projet poétique et projet politique l’amène à renouer le lien entre parole et possibilité d’exprimer. Voici cette nouvelle profession de foi, telle qu’elle est formulée dans les « Pages bis » : « Il faut que l’homme, tout comme d’abord le poète, trouve sa loi, sa clef, son dieu en lui-même. Qu’il veuille l’exprimer mort et fort, envers et contre tout. C’est-à-dire s’exprimer. Son plus particulier » (PR, I, 212).

Avec cette déclaration, Ponge est conscient qu’il remet en question l’un des présupposés sur lesquels reposait son parti pris des choses. C’est pourquoi, toujours soucieux d’intégrer les transformations dans un itinéraire d’ensemble qui fasse sens, il retrace son évolution, revenant d’abord à ce qui avait été, dans les années vingt, son premier mot d’ordre, à savoir l’urgence de prendre la parole coûte que coûte :

‘Il faut parler (…). Il faut d’abord parler, et à ce moment peu importe, dire n’importe quoi. Comme un départ au pied dans le jeu de rugby : foncer à travers les paroles, malgré les paroles, les entraîner avec soi, les bousculant, les défigurant (ibid., 212).’

Cependant, une fois la parole prise, on pourrait en venir dans un deuxième temps à en faire un usage plus transitif : « Puis ne plus dire n’importe quoi. Mais dire (et plutôt indirectement dire : "homme il faut être. Société il faut être" (et d’abord "France, il faut être") » (ibid., 212). La mention « indirectement dire » est essentielle : Ponge n’est nullement en train d’opérer un virage à 180 degrés, il ne deviendra ni un poète patriotique, ni un moraliste. Il est trop conscient de l’épaisseur de la parole pour la considérer comme un simple véhicule d’idées, aussi poursuit-il par cette précision : « Et cependant faire attention que les paroles ne vous repoissent pas, qui vous attendent à chaque tournant. (…) Pas trop d’illusion qu’on les domine. Un jeu d’abus réciproque, voilà pourquoi indirectement dire » (ibid., 212).

Malgré ces réserves, ce qui se manifeste là est cependant une avancée très importante vers l’idée qu’on peut avoir quelque chose à dire, et tenter de le dire. Conduit par le contexte à repenser profondément les enjeux de l’acte de parole, Ponge entend se démarquer à présent de la position esthétique qu’il présentait en 1923 dans « Baudelaire (leçon des variantes ) », et qui consistait en la recherche d’un « poème parfait » mais qui ne dise que « ce qu’il a envie de dire, ce qu’il se trouve qu’il dit » (PR, I, 212-213). Vingt ans plus tard, il y introduit ce correctif essentiel :

‘(…) on peut tenter au-delà encore. On peut tenter malgré tout, parce qu’on y tient vraiment (et comment, homme vivant, n’y tiendrait-on pas ?) tenter d’exprimer quelque chose, c’est à dire soi-même, sa propre volonté de vivre par exemple, de vivre tout entier, avec les sentiments nobles et purs de bon petit garçon ardent qui existent en vous. Et qui contiennent toute la morale, tout l’humanisme, tout le principe d’une société parfaite (ibid., 212-213).’

On note que la signification donnée par Ponge, à cette époque, au fait de « s’exprimer soi-même » est celle d’exprimer ses convictions, et non ses états d’âme. Les « sentiments nobles et purs de bon petit garçon ardent » ne relèvent pas de la psychologie mais de la morale. S’exprimer « soi-même », c’est s’exprimer en tant qu’homme vivant en société, c’est rejoindre la préoccupation collective. Si l’on peut, selon Ponge, « tenter d’exprimer quelque chose » ce quelque chose relève d’un projet moral, d’un projet pour l’homme. La découverte, par l’adolescent Ponge, des compromissions morales auxquelles sert le langage avait été, on s’en souvient, à l’origine d’une méfiance durable envers le langage, perçu comme décidément incompatible avec les sentiments de « bon petit garçon ardent ». Voici que l’homme de quarante-cinq ans, qui s’est engagé à défendre les idéaux du parti auquel il appartient, et qui vient de faire l’expérience de la guerre et de la résistance, entrevoit la possibilité de donner voix à ce petit garçon qu’il a été. A travers cette revendication nouvelle, c’est un véritable processus de réappropriation de la parole qui se met en place.