La confiance optimiste en l’homme, contre la tragédie métaphysique

Dans les « Pages bis », qui constituent une réponse à Camus et une contestation de la notion de « l’absurde », Ponge a des accents voltairiens pour plaider la cause du bonheur humain contre la tentation du désespoir auquel pourrait conduire l’impossibilité de comprendre le monde :

‘De quoi s’agit-il pour l’homme ?
De vivre, de continuer à vivre et de vivre heureux.
L’une des conditions est de se débarrasser du souci ontologique (une autre de se concevoir comme animal social, et de réaliser son bonheur ou son ordre social).
Il n’est pas tragique pour moi de ne pas pouvoir expliquer (ou comprendre) le Monde (ibid., 216).’

Le propos est très proche de celui de Voltaire dans ses remarques « Sur les Pensées de M. Pascal »286. Le tragique pascalien est en effet une cible commune à Voltaire et à Ponge (« à bas les pensées de Pascal » écrit Ponge sans ambages)287. En conformité avec les positions des Lumières, Ponge souhaite délivrer l’homme du désespoir métaphysique : « Je condamne donc a priori toute métaphysique (…) Le souci ontologique est un souci vicieux. (…) Je n’ai pas de temps à perdre, de douleurs, de marasme, à prêter à l’ontologie… » (ibid., 216-217). Il souhaite de même que l’homme en finisse avec le sentiment pascalien de sa misère, et sur ce point on le voit reprendre parfois mot pour mot les termes de Voltaire. Celui-ci écrivait :

‘L’homme n’est point une énigme comme vous vous le figurez pour avoir le plaisir de la deviner. L’homme paraît être à sa place dans la nature, supérieur aux animaux, auxquels il est semblable par les organes ; inférieur à d’autres êtres, auxquels il ressemble probablement par la pensée288. ’

Et Ponge dans les « Notes premières de l’Homme » a cette formule, qui est une forme d’hommage à Voltaire : « Il faut remettre l’homme à sa place dans la nature : elle est assez honorable. Il faut replacer l’homme à son rang dans la nature : il est assez haut » (ibid., 225).

Cependant les prises de position de Ponge, plus encore qu’une réponse à Pascal, sont une réponse à un interlocuteur bien plus proche puisqu’il est son contemporain et, depuis 1943, son ami : Albert Camus. La lecture du Mythe de Sisyphe puis la rencontre de Camus – rencontre que prolonge une correspondance régulière – jouent un rôle majeur dans l’évolution de la pensée de Ponge à cette époque289. Les positions de Camus ont beau être fort éloignées de celles de Pascal et de tout dogme religieux, aux yeux de Ponge elles produisent un effet identique. Dans l’un et l’autre cas le souci ontologique incline au découragement : « Toute tentative d’explication du monde tend à décourager l’homme, à l’incliner à la résignation. Mais aussi toute tentative de démonstration que le monde est inexplicable (ou absurde) » (ibid., 216). La pensée de l’absurde relève de la même nostalgie d’absolu que le désespoir métaphysique :

‘L’individu tel que le considère Camus, celui qui a la nostalgie de l’un, qui exige une explication claire sous menace de se suicider, c’est l’individu du XIXè ou du XXè siècle dans un monde socialement absurde.
C’est celui que vingt siècles de bourrage idéaliste et chrétien ont énervé (ibid., 209).’

Contre cet é-nervement, Ponge propose donc à l’homme de se tourner vers l’action en se détournant de l’explication, de prendre résolument le parti du relatif contre celui de l’absolu, et de travailler à ce qui est en son pouvoir : certes

‘il n’atteindra pas l’absolu (inaccessible par définition ) mais il parviendra dans les diverses sciences à des résultats positifs, et en particulier dans la science politique (organisation du monde humain, de la société humaine, maîtrise de l’histoire humaine, et de l’antinomie individu-société) (ibid., 208).’

Là encore Ponge s’exprime en des termes très proches de ceux de Voltaire, qui écrivait

‘Il ne faudrait point détourner l’homme de chercher ce qui lui est utile, par cette considération qu’il ne peut tout connaître. (…) Nous connaissons beaucoup de vérités ; nous avons trouvé beaucoup d’inventions utiles. Consolons-nous de ne pas savoir les rapports qui peuvent être entre une araignée et l’anneau de Saturne, et continuons à examiner ce qui est à notre portée290.’

Du reste le rapprochement avec Voltaire s’impose aussi sur le plan de la situation d’énonciation : dans le cas de Voltaire comme dans celui de Ponge, l’expression des convictions intervient dans un cadre polémique. Il s’agit de répondre à la conception du monde proposée par un autre, en lui opposant une conception différente. La confrontation à l’altérité, que ce soit celle des « choses » ou des hommes, est source de stimulation intellectuelle.

Toutes ces prises de position en faveur de l’homme pourraient laisser penser qu’en ces années de guerre, Ponge est en train de passer du parti pris des choses à celui de l’homme.

Notes
286.

« Quel est l’homme sage qui sera prêt à se pendre parce qu’il ne sait pas comme on voit Dieu face à face, et que sa raison ne peut débrouiller le mystère de la Trinité ? Il faudrait autant se désespérer de n’avoir pas quatre pieds et deux ailes. Pourquoi nous faire horreur de notre être ? Notre existence n’est point si malheureuse qu’on veut nous le faire accroire. » (« Sur les Pensées de M. Pascal » in Lettres philosophiques, [1734], Gallimard, Folio, 1986, p. 162).

287.

Dans les « Pages bis II » (PR, I,, 210).

288.

Voltaire, « Sur les Pensées de M. Pascal », Lettres philosophiques, op. cit., p. 159.

289.

Ponge lit « L’essai sur l’absurde » (titre primitif du Mythe de Sisyphe) en 1941. Il fait parvenir à Camus, en janvier 1943, Le Parti pris des choses, et reçoit de Camus une longue lettre en retour. La première rencontre entre les deux hommes a lieu le 1er février 1943. L’ensemble des « Pages bis » peut être considéré comme une réponse aux affirmations de Camus.

290.

Voltaire, op.cit, p. 182-183.