A. « Humain, résolument humain »

[« Humain, résolument humain »291]

Les « Souvenirs interrompus »

Pendant les dix mois de sa mobilisation (de septembre 1939 jusqu’à l’exode de juillet 1940) Ponge n’écrit rien ou presque. Sa parole d’écrivain est comme suspendue par les circonstances. Certes il ne dispose matériellement que de peu de temps, mais il n’en avait guère davantage du temps du « bagne Hachette », où il parvenait, malgré son travail et sa vie de famille, à consacrer un court moment chaque soir à l’écriture. Or, pendant la « drôle de guerre », ses moments libres sont davantage employés à la vie sociale, en compagnie de ses camarades mobilisés, ou dans les cafés de Rouen292. « Trop de respect humain, une crainte poussée jusqu’à la lâcheté de paraître étrange à mes camarades et même au premier venu, un penchant naturel à la paresse coupable (…) m’empêchaient de m’isoler pour travailler et écrire », note-t-il (NNR I, 1092-1093). En réalité Ponge semble avoir vécu cette période comme une plongée parmi « les autres » : un homme parmi d’autres hommes. Une immersion dans l’humain. Significative à cet égard est la façon dont il se positionne en tant qu’homme plutôt qu’en tant qu’écrivain dans ce passage où, relatant une conversation avec Paul Nougé, il est amené à s’interroger sur la manière dont l’écrivain Ponge est perçu :

‘Mais après tout qu’importe. L’homme en moi a trop de ressource pour que quelque aventure de l’écrivain le gêne, ou qu’une incertitude sur sa gloire retienne longtemps son attention. Qu’étais-je, assis dans le fauteuil rouge de la chambre de Paul Nougé ? Un authentique commis du 3è COA que ses camarades pouvaient certifier pour tel, qui faisait très bien sa corvée de soupe (ibid., 1123).’

Mais si sa parole d’écrivain est suspendue, il tiendra en revanche à rédiger les souvenirs de l’expérience humaine qui fut la sienne à cette époque, dans ces « Souvenirs interrompus » qu’il compose à la fin de l’année 1940. Ce récit accorde une place considérable à « l’homme », au sens où Ponge s’attache à évoquer longuement les êtres humains qu’il côtoie, qu’il s’agisse de la foule anonyme des travailleurs dans le tramway qu’il emprunte quotidiennement, de ses logeuses successives, de sa sœur Hélène – retrouvée lors d’une permission –, et surtout de ses camarades mobilisés. Ces évocations sont essentiellement bienveillante : des ouvriers côtoyés chaque jour dans le tramway, Ponge dit garder un « souvenir attendri », déclarant même que leur compagnie a constitué « l’un des seuls milieux sympathiques » de cette période et qu’il était « précieux » pour lui de pouvoir quotidiennement « coudoyer au sens propre ces gens, seuls innocents, seuls sans prétention, seuls authentiquement humains, seuls purs » (ibid., 1082-1083). Ponge certes s’exprime là en communiste : René Etiemble, dans l’article qu’il consacre aux « Souvenirs interrompus » taxe cet élan lyrique « d’ouvriérisme de commande »293. Cette réserve ponctuelle ne l’empêche pas d’admirer la démarche de Ponge qui, contrairement à Sartre (dont nous avons aussi les souvenirs de cette époque, avec les Carnets de la drôle de guerre) « n’était pas coupé, lui, de la classe ouvrière, et non seulement prenait son parti de ce que sont les hommes tels quels, mais, dans l’excès de sa générosité, prenait le risque du parti pris de l’homme »294. Quant à ses camarades, Ponge les passe en revue dans une série de portraits, dont l’ensemble occupe à lui seul près d’un tiers des « Souvenirs ». Comme si l’essentiel de ce qui devait être sauvé de cette période, c’était la mémoire de ces hommes (effectivement par lui préservés de l’oubli, ce qui donne aujourd’hui à cette lecture un aspect émouvant), ces hommes dont Ponge s’attache à dégager les traits caractéristiques avec autant d’attention qu’il le fait pour les objets. Autant d’attention et autant de sympathie, car bien rares sont ceux qui font l’objet d’un jugement négatif. Etiemble recense dans ces portraits une impressionnante liste de termes élogieux et affectueux (« un très bon homme », « je l’aimais beaucoup »,« camarade charmant », « je l’avais pris en grande sympathie », « le meilleur cœur du détachement » etc.). Ponge, écrit-il, y « manifeste avec candeur, avec une générosité que certains censeurs tiendront pour excessive, sympathie, amitié, admiration pour la plupart de ceux dont il partage la vie militaire »295.

Etiemble voit là un véritable « parti pris des hommes », suivi en cela par Jean-Marie Gleize : « Au parti pris des choses, au parti pris pour le monde muet, succède, ou mieux correspond, un parti pris des hommes, et spécialement de ceux qui sont eux aussi muets »296. Pour Michel Collot, ces portraits restent trop rapides et désinvoltes pour témoigner d’un authentique « parti pris de l’homme » mais il n’en reste pas moins, poursuit-il, que « ces textes témoignent d’un intérêt pour l’individu, qui ne s’était guère manifesté jusqu’alors dans l’écriture de Ponge », qui « n’avait peint que des types humains ou sociaux : l’Employé, l’Artiste, la Jeune Mère… »297.

Notes
291.

Voir « Pages bis » X : « Mon titre (peut-être) : La Résolution humaine, ou Humain, résolument humain ou Homme, résolument » (PR,I, 202).

292.

Cafés qu’il présente en détail dans les « Souvenirs interrompus », NNR I, II, 1085.

293.

R.Etiemble, « Francis Ponge et le parti pris de l’homme », Francis Ponge, Cahier de l’Herne, op. cit., p. 337.

294.

Ibid. p. 338.

295.

Ibid. p. 340.

296.

J.M. Gleize, Francis Ponge, op. cit. p. 118.

297.

Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, op.cit. p. 63.