Les « Billets "hors sac" »

En 1942 s’offre à Ponge l’opportunité, grâce à l’intervention de Pascal Pia qui le fait entrer au Progrès de Lyon, de pratiquer une écriture journalistique centrée sur les humbles préoccupations quotidiennes de la population occupée : il est chargé de rédiger de courts billets quotidiens pour la rubrique roannaise du journal. Il faut insister sur le caractère modeste de la parole qui lui est ainsi confiée : le propos n’est ni philosophique, ni littéraire, ni politique. Il s’agit seulement de rendre compte de l’actualité locale.

De février à mai 1942, juste avant de voir enfin paraître en librairie l’aboutissement de vingt ans de réflexions sur la création poétique, Ponge va donc se faire quotidiennement l’écho des humbles préoccupations de la population roannaise soumise à l’Occupation. Et il est stupéfiant de voir avec quelle bonne grâce il se prête à ce jeu. Il faut se rappeler en effet que ses tentatives antérieures dans ce sens, faites à la demande de Paulhan, s’étaient soldées par un échec298. Sans doute le mot de jeu est-il ici à prendre dans sa double acception : si Ponge manifeste une si grande aptitude à jouer le jeu, c’est que désormais il dispose lui aussi, en situation de communication, d’une bien meilleure marge de jeu, d’une souplesse nouvelle, qui lui permet de se prêter sans être menacé de dépossession. On lui confie un mandat de parole très limité : il le respecte. On lui donne des destinataires très précis : il s’adapte à eux. Il fait même plus que s’adapter : il tient à marquer son appartenance à cette population roannaise à laquelle il s’adresse. Ceci est signifié en particulier par le nous qu’il emploie très majoritairement – le je restant relativement rare. Peu de billets dans lesquels n’apparaisse la référence commune à « notre ville », ainsi que de nombreuses marques de première personne du pluriel (« avouons que… », « une agglomération comme la nôtre », « nos autorités » etc.). Ponge prend fait et cause pour les préoccupations locales : la pose de panneaux pour l’affichage des communiqués du ravitaillement, la disparition des cèdres du quai de la Loire, le retour des maraîchers sur le marché après le dégel, les efforts louables des étalagistes pour tirer parti du peu de marchandises qu’ils ont à offrir… S’il était besoin d’une preuve de l’intérêt – de la tendresse dirait-on presque – que Ponge porte à l’humain, ces « Billets » suffiraient à la fournir.

Mais ils témoignent aussi du goût de Ponge pour une parole d’autorité, car aussi modeste que soit la position de parole qu’il occupe ici, il est frappant de constater qu’il fait grand usage de l’autorité non moins modeste qu’elle lui donne. Il s’en sert d’abord pour tenter d’améliorer les conditions de vie des Roannais : il signale des injustices, des négligences, des manques et il en appelle aux autorités pour y remédier ; il en vient surtout, au fil des billets, à formuler lui-même de plus en plus de suggestions299. Celles-ci, toutes limitées qu’elles soient, illustrent la façon dont Ponge s’érige en porte-parole ou – retrouvant une position qui lui est chère – en avocat plaidant la cause des habitants. Il exerce cette fonction avec une certaine solennité (« Nous posons publiquement la question, et nous demandons qu’on y songe : ce serait vraiment justice ») doublée de fierté quand ses suggestions sont suivies d’effet : « Nous avions demandé il y a quelques jours qu’on sorte les bancs de bois aux Promenades. Satisfaction nous a été donnée vendredi » (NNR I, II, 1150, 1157).

Cependant l’autorité s’exerce très largement aussi sur le plan moral. Des faits qu’il observe, Ponge tire maintes petites « leçons » – comme il le faisait à partir des objets dans Le Parti pris. Il s’agit de leçons susceptibles de soutenir le moral de la population – en soulignant la persistance de « qualités bien françaises » (ibid., 1148) sur lesquelles l’Occupation reste sans prise – et de l’encourager dans ses efforts de résistance au découragement. Ainsi de l’« exemple à suivre » des artisans qui ont entrepris de rénover de vieilles péniches dans le port fluvial déserté : « Ici comme ailleurs, c’est en bricolant avec ingéniosité et bonne humeur qu’on attend, sans désespérance, la fin du grand cauchemar » (ibid., 1148). En somme Ponge s’emploie à mettre en œuvre dans ces « Billets » – à modeste échelle – le sentiment de responsabilité civique dont il fait état dans les « Pages bis ». Il se donne pour mission d’être un soutien moral, en proposant sans cesse des leçons d’espoir et de civisme qui rappellent à la mémoire, en ces temps d’humiliation pour l’homme, les valeurs proprement humaines.

Cependant, plus significative encore du souci de l’humain qui préoccupe Ponge à cette époque est son intention de consacrer un ouvrage à l’homme lui-même.

Notes
298.

En novembre 1933, Paulhan propose à Ponge de rédiger mensuellement une chronique pour la N.R.F., « une note d’une demi-page, très simple, sur un spectacle, un événement, n’importe quoi » (Corr. I, 164, p.168). Les deux premières tentatives de Ponge sont refusées par Paulhan, car elles restent très littéraires et trop étrangères au ton « très simple » qui était demandé. Quant à la troisième, « Les trois boutiques », elle ne sera publiée que dans Le Parti pris des choses.

299.

Attribuer « des faveurs supplémentaires en matière de ravitaillement » à ceux dont les conditions de travail sont particulièrement dures physiquement (NNR I, II, 1150) ; fournir en bancs de bois le jardin public afin qu’on puisse s’y asseoir pour profiter des premiers beaux jours (ibid., 1153) ; éclairer la nuit les horloges de la ville (ibid., 1160)…