Une décision en réaction

Certes c’est en grande partie le « souci de l’homme », dû aux circonstances historiques, qui explique cette décision. A la pression du contexte s’ajoute du reste celle des amis communistes de Ponge, qui le sollicitent dans le sens d’une adéquation plus explicite entre ses engagements et son œuvre300. Mais cette décision est aussi – et peut-être surtout – l’effet de la publication récente du Parti pris des choses, et des premières lectures auxquelles elle donne lieu. Parmi celles-ci, la réaction de Camus joue un rôle essentiel. C’est en effet juste après avoir reçu de Camus une longue lettre au sujet du Parti pris que Ponge décide de se consacrer à « L’Homme ». Or la lettre de Camus, bien que chaleureuse et admirative, souligne dans l’œuvre de Ponge un certain anti-humanisme : « Ce qui personnellement me frappe le plus dans votre livre, c’est la nature sans hommes, le matériau, la chose comme vous dites »301. Camus note chez Ponge « une curieuse nostalgie de ce qu’on appelle stupidement les formes inférieures de la vie » et en somme une « nostalgie de l’immobilité ». Il insiste particulièrement en effet sur la prédilection de Ponge pour le minéral, prédilection qu’il relie à sa propre conception de l’absurde : « une des fins de la réflexion absurde est l’indifférence et le renoncement total – celui de la pierre ». Et il termine en incitant Ponge à développer le contenu philosophique latent de son œuvre, lui suggérant par plaisanterie des titres possibles : « Pour ma part, je rêve d’une Philosophie du Minéral ou de Prolégomènes à une métaphysique de l’Arbre, ou à un Essai sur les attributs de la Chose »302.Ponge se sent vivement pris à partie par cette lecture anti-humaniste de son œuvre, d’autant plus qu’il a pour Camus une profonde admiration. La lettre de Camus suscite chez lui, dès les jours qui suivent, un désir de s’expliquer en réponse, désir qui prend, avec ce qui deviendra les « Pages bis », la forme d’une véritable effervescence, dont témoignent les datations très rapprochées des textes303.

Rappelons que l’annonce à Paulhan de la décision de faire de « L’Homme » la « suite du Parti pris » est exactement contemporaine, puisqu’elle est datée du 2 février 1943. Il en ressort une certaine contradiction entre les deux réactions qu’induisent chez Ponge la critique de Camus : d’un côté en effet Ponge l’entérine – peu ou prou – en décidant de modifier profondément le contenu de son œuvre dans le sens de l’humanisme, avec le projet de « L’Homme » ; de l’autre il la récuse en s’employant, dans une série de réponses véhémentes à Camus, à justifier son parti pris comme profondément humaniste.

Notes
300.

Voir l’incipit de « La Lessiveuse », où Ponge fait mention de « ceux qui le pressent curieusement d’abandonner ses espèces favorites (herbes ou cailloux, par exemple) et de montrer enfin un homme » (P, I, 737).

301.

A.Camus, « Lettre au sujet du Parti pris », Nouvelle revue française N° 45, juillet-septembre 1956, p.388.

302.

Ibid, p. 390, 392.

303.

« "Pages bis" V, VI et VII sont rédigées dans les jours qui suivent : Ponge y consigne ses réactions à la lettre d’Albert Camus, et y prépare la discussion qu’il doit avoir avec lui le 1er février. "Pages bis" VI et VII sont écrites dans le train qui mène Ponge au rendez-vous. "Pages bis" VIII est datée du 7 février. Ces notes fébrilement consignées sur des pages de carnet donnent une idée de la passion qui sous-tend cet échange. » (Michel Collot, Notice sur les « Pages bis », OC I, 983).