Une décision assortie d’une démarche contradictoire

Les réponses que Ponge fait à Camus tentent de couper court à la lecture anti-humaniste du Parti pris des choses, telle qu’elle s’annonce avec la réaction de Camus304. Aussi Ponge tient-il à rappeler, dans les « Pages bis », l’importance qu’ont à ses yeux l’« amour-propre humain », la « fierté humaine ». Aussi récuse-t-il le grief qu’on lui fait d’élire les objets de la nature au détriment des créations de la culture, de sembler préférer « un caillou, un brin d’herbe, etc. » à « La Fontaine, Rameau, Chardin, etc. » : « J’aime mieux un objet, fait de l’homme (le poème, la création métalogique) qu’un objet sans mérite de la Nature » (PR, I, 214). Façon de rappeler implicitement que l’œuvre ne doit pas être confondue avec la réalité dont elle traite : Le Parti pris des choses, étant une création humaine, appartient au domaine de l’art et non de la nature ; il illustre en somme le parti pris de faire œuvre humaine à propos des choses.

Œuvre humaine, il l’est aussi parce qu’il a pour finalité une augmentation de l’humain. Ponge reprend là, dans les « Pages bis », l’argument déjà ancien de l’appropriation par l’homme des qualités inédites qu’il découvre aux choses : l’intérêt de l’objet est qu’il figure « une variété infinie de qualités et de sentiments possibles. » Si la nature est belle, c’est par les possibilités qu’elle offre de « sortir l’homme de lui-même » et du « manège étroit »où il s’enferme (ibid., 217).

Enfin, à l’absence de l’homme en tant que sujet de l’œuvre, Le Parti pris répond par la présence essentielle de l’homme en tant que destinataire. Il est une proposition adressée à l’homme en vue de lui procurer du plaisir et d’augmenter ses capacités de bonheur : « je n’admets qu’on propose à l’homme que des objets de jouissance, d’exaltation, de réveil » (ibid., 210). En affirmant que la littérature est d’abord « un objet de plaisir pour l’homme » (ibid., 219), Ponge ne fait que rappeler une exigence qui n’a cessé de le préoccuper, depuis ses premières tentatives d’écriture. N’écrivait-il pas déjà, en 1924 – dans des termes très proches de ceux de 1943 : « Le poème est un objet de jouissance proposé à l’homme, fait et posé spécialement pour lui » (ibid., 178-179) ? En somme Ponge rappelle à Camus, qui voit dans sa poésie une « nostalgie de l’immobilité », qu’il a toujours conçu au contraire la poésie comme incitation à vivre adressée à l’homme, contre la tentation du suicide. Il réaffirme en 1943 qu’au « suicide ontologique » il entend « opposer la naissance (ou résurrection), la création métalogique (la POÉSIE) » (ibid., 213).

On peut donc s’étonner de voir Ponge, en même temps qu’il affirme la dimension profondément humaine du Parti pris des choses, intérioriser en quelque sorte l’accusation d’anti-humanisme en décidant d’écrire « L’Homme ». Il me semble que cette tension entre deux pôles illustre, dès le début, l’existence d’un porte-à-faux dans la nouvelle décision de Ponge d’écrire sur L’Homme. C’est une décision « en réponse », une décision réactive, que Ponge ne parviendra pas à s’approprier vraiment

Notes
304.

Cette lecture est pourtant destinée à s’amplifier et se confirmer dans les années qui vont suivre, avec l’étude de Sartre qui paraîtra en 1944 et fera de Ponge, pour longtemps, l’« homme des choses »…