Une décision sans adhésion profonde

Le projet de « L’Homme » ne va pas en effet sans réticence, ni même sans accès de rébellion. En témoignent par exemple les « Pages bis » IX : Ponge y rapporte une conversation avec son ami René Leynaud, dans laquelle celui-ci exprime ses doutes quant à l’opportunité de « décrire à perpétuité, à jet continu » et son désir que Ponge « aboutisse dans son travail de L’Homme » (ibid., 220-221). Commentaire de Ponge : « A ce propos, je peux dire que cela m’agace un peu, cette façon de me lancer l’homme dans les jambes, et j’ai envie d’expliquer pourquoi l’homme est en réalité le contraire de mon sujet ». La brève explication qui fait suite est, dans son refus de toute justification un peu développée, manifestement empreinte d’exaspération :

‘En gros, voici : si j’ai un dessein caché, second, ce n’est évidemment pas de décrire la coccinelle ou le poireau ou l’édredon. Mais c’est surtout de ne pas décrire l’homme.
Parce que :
1° l’on nous en rebat un peu trop les oreilles ;
2°etc. (la même chose à l’infini) (ibid., 221).’

Autre accès de rage, toujours en 1943 :

‘L’expression est pour moi la seule ressource. La rage froide de l’expression.
C’est aussi pour vous mettre le nez dans votre caca, que je décris un million d’autres choses possibles et imaginables.
Pourquoi pas la serviette-éponge, la pomme de terre, la lessiveuse, l’anthracite ?
… Sur tous les tons possibles (ibid., 221).’

En revendiquant la « rage froide de l’expression » comme moteur essentiel de son travail, Ponge prend implicitement parti, en ce qui concerne ses écrits récents, pour La Rage de l’expression (donc pour la description d’objets) au détriment de « L’Homme ». Il renâcle. Il défend son parti-pris. De fait, parallèlement aux « Notes premières de L’Homme », auxquelles il travaille jusqu’à l’été 1944, il continue à écrire des textes descriptifs (« La Lessiveuse », Le Savon…).

C’est d’autant plus étonnant de le voir, en mars 1944, prendre la posture de celui qui fait amende honorable, et qui, revenant sur l’ensemble de son parcours, en vient à présenter son activité descriptive comme une simple étape – le plus important restant l’œuvre à venir, c’est-à-dire « L’Homme ». Cette surprenante auto-critique mérite d’être citée un peu longuement :

‘Certainement, en un sens, Le Parti pris, Les Sapates, La Rage ne sont que des exercices. Exercices de « rééducation verbale. Cherchant un titre pour le livre que deviendra peut-être un jour La Rage, j’avais un instant envisagé ceux-ci : Tractions de la langue ou La Respiration artificielle.
Après une certaine crise que j’ai traversée, il me fallait (parce que je ne suis pas homme à me laisser abattre) retrouver la parole, fonder mon dictionnaire. J’ai choisi alors le parti pris des choses.
Mais je ne vais pas en rester là. Il y a autre chose, bien sûr, plus important à dire : je suis bien d’accord avec mes amis.
J’ai commencé déjà, à travers le Parti pris lui-même, puis par la Lessiveuse, le Savon, enfin l’Homme. La lessiveuse, le savon, à vrai dire, ne sont encore que de la haute école : c’est l’Homme qui est le but (ibid., 211).’

Il est intéressant de noter la manière dont Ponge relit ses différents écrits en fonction de leur avancée progressive vers le but ultime qu’est « l’Homme » : il ne dit pas mot de La Rage de l’expression, considérant peut-être que ces textes relèvent globalement du même propos que Le Parti pris des choses – dont il tient à rappeler cependant qu’il participait déjà du projet humaniste. Il mentionne ensuite, comme une étape nouvelle, deux textes récents , « La Lessiveuse (1943) et « Le Savon » (auquel il travaille depuis 1942). Or il n’est nullement évident, à la lecture de ces deux textes, qu’ils fassent à l’homme une plus grande place que les textes précédents. Certes « La Lessiveuse » commence par une « prise à partie » (c’est le terme employé par Ponge) à propos du choix de parler d’une lessiveuse là où ses amis attendraient le choix de l’homme, mais justement cette prise à partie ressemble bien davantage à une détermination de persister dans le parti pris précédent, qui pourrait bien être finalement le mieux à même de « montrer un homme » :

‘Pour répondre au vœu de plusieurs, qui me pressent curieusement d’abandonner mes espèces favorites (herbes ou cailloux, par exemple) et de montrer enfin un homme, je n’ai pas cru pourtant pouvoir mieux faire encore que de leur offrir une lessiveuse, c’est-à-dire un de ces objets dont, bien qu’ils se rapportent directement à eux, ils ne se rendent habituellement pas le moindre compte (P, I, 737).’

L’emploi du verbe « croire » est significatif : Ponge ne dit pas « je n’ai pas pu mieux faire » mais « je n’ai pas cru pouvoir mieux faire », ce qui est tout différent. Il ne s’agit pas de l’aveu d’une impossibilité mais de l’affirmation d’une foi dans le bien-fondé du parti adopté.

Peut-on, pour expliquer la dimension particulièrement « humaine » attribuée à ces deux textes, considérer qu’ils représentent effectivement une avancée vers « l’homme » dans la mesure où ils traitent, non d’objets naturels, mais d’objets fabriqués par l’homme, à son usage ? Michel Collot voit en effet dans « l’attention plus grande » que porte Ponge, pendant ces années, « aux produits de l’intelligence et de l’industrie humaine » la marque d’une tentative de « synthèse ou de compromis entre le parti pris des choses et le parti pris de l’homme »305. Mais Ponge s’était déjà tourné, avant guerre, vers ce type d’objets, tels l’Allumette (1932) ou l’Appareil du téléphone (1939). Et pendant les années de guerre, il a déjà écrit – avant « La Lessiveuse » – « L’Anthracite », « La Gare », « Le Radiateur parabolique », tous objets fabriqués par l’homme… Pourquoi donc alors ne les mentionne-t-il pas, et ne retient-il que « La Lessiveuse » et « Le Savon » ? Mon hypothèse est que ces deux textes, qui ont pour thème commun le « nettoyage » des salissures de l’homme, recouvrent un enjeu considérable qui est en train de transformer profondément la relation de Ponge à la parole : la découverte d’un « pouvoir purifiant » offert à l’homme par un certain usage de la parole. Le chapitre suivant reviendra plus longuement sur cette question.

Il est bien plus étonnant encore, dans le même passage des « Pages bis » IV, de voir Ponge, entérinant les critiques qui lui ont été faites, présenter l’ensemble des textes qu’il a consacrés aux choses – Rage comprise – comme n’étant « certainement, en un sens (…) que des exercices » et se déclarer bien décidé maintenant à « ne pas en rester là » car, comme le disent ses amis, « il y a autre chose, bien sûr, plus important à dire (…) : c’est l’Homme qui est le but » (PR, I, 211). Il justifie son parti pris et les « exercices » auquel il a donné lieu par la nécessité où il a été, après la « crise » qu’il a traversée (il s’agit évidemment ici de celle qui a été vécue dans les années vingt) de pratiquer une « rééducation verbale », de « retrouver la parole », de « fonder son dictionnaire ». Cette confession et ces résolutions laissent perplexe. En effet, en même temps qu’elles valorisent le parti pris de l’homme par rapport au parti pris des choses, elles dévalorisent l’acte de parler – intransitif – par rapport à celui de « dire » – d’autant plus transitif qu’il s’agit de dire quelque chose d’« important ». En somme, Ponge semble ici nous expliquer qu’il voit son œuvre passée comme étant essentiellement une mise en œuvre de l’acte de parole, et qu’il se propose, une fois la « rééducation verbale » opérée, d’en venir enfin à l’œuvre véritable, dont l’enjeu ne serait plus cet acte de parole mais un « contenu » plus sérieux. Comment croire à cette résolution, qui va à l’encontre de l’intérêt profond manifesté par Ponge pour la parole en elle-même ? Comment croire, même, que Ponge y souscrive véritablement ?En tout état de cause, lasuite montrera que l’acte de parole demeure pour lui l’essentiel. Ce qui s’y joue est bien trop vital : quelque chose comme une poussée venue du plus profond du corps, comme en témoignent les titres envisagés pour La Rage : « Tractions de la langue », « La Respiration artificielle » …

Cependant,Ponge se montre ici tout particulièrement « résolu ». Et comme il ne laisse jamais ses résolutions rester lettre morte, il va tenter en effet, en 1943-44, d’écrire « L’Homme ». 

Notes
305.

Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, op.cit. p.72.