Une difficile mise en œuvre

Dans cette entreprise, Ponge se heurte rapidement à d’importantes difficultés, dont témoignent les « Notes premières de L’Homme ». Le principe qui présidait au parti pris des choses, à savoir la découverte de « vérités nouvelles ou inédites » est ici hors de propos puisque l’homme est « un sujet qui a été fouillé jusque dans ses recoins » (PR, I, 226). Ponge se fixe alors pour but de prendre le « recul » nécessaire pour en dresser enfin le « sobre portrait » qu’à sa connaissance « l’on n’a jamais tenté en littérature » (ibid., 226-227). Mais il peine à trouver la juste distance. En effet l’homme « est un sujet qu’il n’est pas facile de disposer, de faire sauter dans sa main (…). Il n’est pas facile de tourner autour de lui, de prendre le recul nécessaire »… Bref, l’homme « n’est pas facile à prendre sous l’objectif » (ibid., 227). On le voit, le modèle de l’attention reste celui que permettait l’objet, tel ce galet choisi parce qu’on pouvait justement « le saisir et le retourner dans [l]a main » (PPC, I, 54). Ponge reste bien décidé à porter sur l’homme un regard objectif, c’est-à-dire à le traiter en objet, en le mettant à distance. La démarche risque dès lors d’être vouée à l’échec. La difficulté ressentie amène alors Ponge à voir resurgir l’un des vieux spectres d’autrefois, celui de la parole impuissante, indéfiniment ressassée :

‘Comment s’y prendrait un arbre qui voudrait exprimer la nature des arbres ? Il ferait des feuilles, et cela ne nous renseignerait pas beaucoup.
Ne nous sommes-nous pas mis un peu dans le même cas ? (PR, I, 227)’

Il n’est pas indifférent que ce soit le motif de l’arbre qui reparaisse pour illustrer les difficultés rencontrées dans la rédaction de « L’Homme ». Cela signale que les difficultés en question renvoient à un problème de fond : le modèle identificatoire de l’arbre ne parvient pas ici à fonctionner. Ponge qui avait élu comme modèle l’arbre débarrassé de ses feuilles se trouve reconduit à une feuillaison intempestive… Autant dire que le travail sur « L’Homme » l’amène sur un terrain qui n’est pas le sien, le contraint à une démarche qui n’est pas la sienne. « L’on ne sort pas des arbres par des moyens d’arbre » écrivait-il déjà en 1928 (PPC, I, 24)… De même que l’arbre aimerait « sortir » de l’arbre, l’écrivain aimerait « sortir » de l’homme. Non pas au sens où celui-ci serait dénué d’intérêt, mais au sens où il lui paraît enfermé dans son « manège » quand il se prive des ressources situées à l’extérieur de lui. Pour Ponge c’est en se jetant hors de lui-même que l’homme se trouve. C’est dans le contact avec l’altérité que la parole puise sa force. Mais l’écrivain ne deviendra pleinement conscient de cette démarche que peu à peu et ne parviendra à l’assumer totalement qu’après la guerre306. Les commentaires de Michel Collot éclairent ce fait que Ponge ne peut se passer de la relation d’objet, constitutive de sa pensée : « C’est le dehors qui sert de révélateur au dedans (…). On est bien loin de l’humanisme traditionnel ; l’homme chez Ponge n’est plus maître de soi et de l’univers, puisqu’il reçoit de ce dernier sa véritable identité »307.

Il semble bien dès lors que – pour reprendre les propres termes de Ponge – l’Homme soit « le contraire de son sujet ». Du reste les « Notes premières » s’achèvent sur un demi-échec, qui suspend la réalisation de « L’Homme » à la rédemption effective (politique) de l’homme : « L’Homme est à venir. L’homme est l’avenir de l’homme. (…) Non pas vois (ci) l’homme, mais veuille l’homme » (PR, I, 230). Ces Notes paraîtront en octobre 1945 dans le numéro 1 des Temps modernes, puis seront reprises en 1948 dans Proêmes mais elles n’aboutiront pas à l’œuvre qu’elles annoncent :

‘Leur publication dans une revue située au premier plan de l’actualité littéraire et intellectuelle incite Ponge à leur faire une place de choix dans ses Proêmes [où] elles apparaissent comme une sorte de prélude au Grand Œuvre que tout le livre semble appeler. Pourtant, au moment où il compose le recueil, Ponge sait déjà que ces notes « premières » sont pratiquement les dernières qu’il consacrera à L’Homme308.’

L’homme, sans être son « sujet », est pourtant désormais au cœur de son projet, dans la mesure où il s’attache à mettre en lumière, contre toute référence pascalienne à la « misère de l’homme sans Dieu », la profonde dignité de la condition humaine, notamment dans l’exercice libre de ce qui fait sa spécificité : la parole. Cette réhabilitation de la parole prend, en ces années de guerre, la forme d’un réquisitoire anti-métaphysique contre l’autorité attribuée à la parole divine.

Notes
306.

Il s’en expliquera notamment dans Méthodes, dans Pour un Malherbe, dans L’’Atelier contemporain.

307.

Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, op.cit. p.192.

308.

Michel Collot, Notice sur les Proêmes, OC I, p. 961.