B. Réappropriation du discours religieux

Le mécanisme de réappropriation est visible dans « L’Appendice au "Carnet du Bois de pins" », à travers la manière dont Ponge relate sa conversation avec le pasteur Jacques Babut : à propos de la Rédemption promise par les Ecritures, il opère un parallèle entre la doctrine chrétienne du pasteur et la doctrine marxiste (la sienne à cette époque), et s’approprie le terme de « Rédemption », en se contentant de lui enlever son R majuscule, pour évoquer la « rédemption des choses dans l’esprit de l’homme » (RE, I, 406). En transposant le discours du pasteur dans le sien propre, Ponge opère un tour de passe-passe dont l’enjeu est peut-être (Ponge est imprégné d’éducation protestante, rappelons-le) d’établir une articulation entre le discours religieux dont il a été nourri et son projet singulier. Dans le « Carnet du Bois de pins », ne faisait-il pas solennellement, deux jours avant la conversation avec le pasteur, cette étrange déclaration qui posait une équivalence entre certain usage de la parole et le « Royaume de Dieu » ?

‘Au mois d’août 1940 je suis entré dans la familiarité des bois de pins. A cette époque (…) [ils] ont acquis leur chance de sortir du monde muet, de la mort, de la non-remarque, pour entrer dans celui de la parole, de l’utilisation par l’homme à ses fins morales, enfin dans le Logos, ou, si l’on préfère et pour parler par analogie, dans le Royaume de Dieu (ibid. 385, je souligne).’

Dans « Notes prises pour un Oiseau », en 1938, on trouvait déjà un procédé analogue de réappropriation du discours religieux – moins apparent cependant. Ponge écrivait alors, dans un passage que j’ai déjà cité : « Pour que l’homme prenne vraiment possession de la nature, pour qu’il la (…) soumette, il faut qu’il cumule en lui les qualités de chaque chose (rien de mieux à cet effet que de les dégager par la parole, de les nominer) » (ibid., 352). Cette déclaration en faveur de la prise de possession de la nature par l’homme ne fait-elle pas écho aux paroles de Dieu lui-même dans la Genèse au moment où, après avoir créé l’homme et la femme, il leur dit : « remplissez la terre et dominez-la. Soumettez les poissonsde la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! »309 ? L’effet d’écho est du reste renforcé par l’allusion que fait Ponge au pouvoir créateur du Verbe (« dégager par la parole », « nominer »). Sans le formuler, Ponge met en correspondance la théorie marxiste et la Genèse. Sous le discours officiellement marxiste il fait fonctionner, par référence, le discours religieux. Ainsi reverse-t-il dans son projet poétique et politique l’autorité de ce dernier. Il ne l’abandonne pas : il l’utilise.

Notes
309.

Genèse, I, 26-28, La Bible, Ancien Testament, Traduction œcuménique, op. cit. C’est moi qui souligne.