C. Concurrencer le Logos

Derrière cet usage souterrain du discours religieux, il y a sans doute l’ambition – consciente ou non – de rivaliser avec la parole divine, ou même de prendre sa place. Le Logos est mis sur le même plan que le Royaume de Dieu. Pendant toutes ces années, Ponge se montre très attaché à cette notion de Logos qui, on l’a vu, était apparue dès les « Notes pour un oiseau ». En avril 1941, la « Première méditation nocturne » propose tout bonnement de la substituer à celle de Dieu :

‘Je remplace le mystère métaphysique par le mystère métalogique.
Voilà pourquoi je hais Dieu et honore Logos. Je ne dis pas « adore ». Je constate seulement sa primauté, son épaisseur, ses arcanes ; si l’on me pardonne : son insondabilité. (…) 
Ce que tendent à montrer mes écrits, mes sapates, c’est l’infini tourbillon du logos, ce remous insondable (NNR II, II, 1178 et 1180).’

Haïr Dieu et honorer Logos c’est, pour la pensée religieuse, une proposition scandaleuse, presque insensée puisqu’elle désolidarise Dieu et le Logos, alors que le second est censé être l’émanation du premier. Mais Ponge établit au contraire – suprême provocation – la primauté du Logos. Il le ramène sur le plan humain et place ce plan humain sur le devant de la scène. Sa tentative consiste à promouvoir un autre Logos, séparé de Dieu. Mais tout aussi puissant et mystérieux que lui : ses « arcanes » et, plus encore son « insondabilité » font de lui un équivalent divin (l’adjectif « insondable » étant traditionnellement associé à Dieu – à ses desseins en particulier). Au « mystère métaphysique », source de tourment pour l’homme, Ponge propose de substituer le « mystère métalogique » qui est pouvoir et création. Cet adjectif, métalogique, revient plusieurs fois sous la plume de Ponge à cette époque310. Ce n’est pas tout à fait un néologisme. Ponge le tire, indique Michel Collot,

‘d’un substantif, attesté par Littré dans le titre d’un ouvrage (…) du XIIè siècle. Il l’emploie pour caractériser le discours poétique, (…) en tant qu’il crée un type de beauté et de vérité qui doit tout au pouvoir du Logos, du langage, et non à l’Idée ou à une quelconque transcendance311. ’

Ce nouveau logos se définit par son caractère humaniste. Dans l’extrait du « Carnet » cité plus haut, l’entrée des bois de pins dans le « monde de la parole » ou « Logos » correspondait à une entrée dans le monde « de l’utilisation par l’homme à ses fins morales » (RE, I, 385, je souligne). Considérable et inédite assomption de la parole… Ce remplacement de « l’ancien » Logos par une nouvelle parole, faite par et pour l’homme, est au moins équivalent au remplacement du « Vieil homme » par l’homme nouveau, tel que l’évoque Saint Paul312 (celui-ci, du reste, était déjà mentionné lors de la conversation avec le pasteur sur l’idée de rédemption). La rédemption de l’homme passe par la création de son propre Logos. Aider l’homme à s’approprier le langage, en travaillant à la naissance d’une parole qui ait autant d’autorité que le Verbe divin, mais qui soit entièrement pour l’homme, telle est la contribution que propose l’écrivain .

Dans les années vingt, il voulait avant tout prendre la parole ; en 1943 il veut parler pour rendre la parole à l’homme. Le but semble s’être déplacé du particulier au général. Mais si l’on y regarde bien, « écrire pour l’homme » est peut-être la formule qui résume l’ensemble de ce parcours, au sens où Ponge ne s’est jamais soucié de rien autant que des effets que pouvait produire sa parole, et ceci même lorsque son objectif était de réussir à « prendre la parole » : emporter l’adhésion du lecteur en était en effet la condition et il l’a formulée comme telle dès l’origine. La poursuite des effets à produire s’est ensuite ramifiée : donner la parole à la « majorité muette », permettre l’appropriation par l’homme de nouvelles qualités, communiquer les « leçons » des objets, proposer à l’homme « des objets de jouissance, d’exaltation, de réveil », et pour finir offrir à l’homme un nouveau Logos…

Se réapproprier le Logos, cela signifierait pour l’homme se soustraire au tragique d’une parole accaparée par Dieu et dont celui-ci refuse de se servir pour s’adresser à l’homme. Tel est le tragique mis en scène dans « La Mounine »: à travers ce ciel « fermé », décidé à ne pas répondre aux « implorations » de la nature, c’est le silence de Dieu – souffrance métaphysique par excellence – qui est en cause :

‘Vers neuf heures du matin dans la campagne d’Aix, autorité terrible des ciels. Valeurs très foncées (…) Impression tragique, quasi-funèbre. Des urnes, des statues de bambini dans certains jardins (…) aggravent cette impression, la rendent plus pathétique encore. Il y a de muettes implorations au ciel de se montrer moins fermé, de lâcher quelques gouttes de pluie, dans les urnes par exemple. Aucune réponse. C’est magnifique (RE, I, 412).’

Tentant d’analyser son émotion, Ponge en vient très vite à la certitude que ce qui a mis le comble à cette émotion, ce qui a déclenché le « sanglot esthétique », c’est l’apparition de l’élément humain sous la forme de « ces urnes, ces statues de bambini, ces fontaines à volutes des carrefours constituant œuvres, signes, traces, preuves, indices, testaments, legs, héritages, marques de l’homme – et supplications au ciel » (ibid., 413). Il note en effet qu’il a d’abord été frappé par la seule couleur « cendrée, plombée » du ciel et commente :

‘Cela était déjà impressionnant. Mais à la première apparition de statue selon la marche de l’autobus (urne, bambino ou fontaine), c’est devenu saisissant, beau à pleurer, tragique. Donc deux temps : 1° le paysage, 2° les statues (ibid., 413-414). ’

Tout le contentieux avec l’autorité du religieux, tout le combat en faveur de l’homme se jouent ici, dans ce texte, sous ce ciel terrible et muet, dans ce sanglot. On voit réapparaître là les « muettes implorations » que Ponge prête aux choses, depuis quinze ans, et qu’il n’avait jamais encore attribuées aussi clairement à l’homme lui-même. Et c’est aussi toute la justification de la parole poétique qui est en jeu : car si le ciel reste muet, l’écrivain, lui, va parler et encore parler, à sa place. C’est lui qui répondra aux « muettes implorations » des hommes, et de la nature « qui étouffe », en tentant de les libérer et de les rendre à eux-mêmes. Ne va-t-il pas, en se livrant à ce qui est au sens propre une élucidation du tragique de ce ciel, « mettre la lumière » là où il n’y avait que « ce jour bleu de cendres-là », ce jour qui « vaut nuit » (ibid., 416) ? :

‘Il s’agit d’éclaircir cela, d’y mettre la lumière, de faire servir ce paysage à quelque chose d’autre qu’au sanglot esthétique, de le faire devenir un outil moral, logique, de faire, à son propos, faire un pas à l’esprit. Toute ma position philosophique et poétique est dans ce problème (ibid., 424, je souligne).’

En somme il s’agit de rien de moins que d’éclairer mieux que le ciel, et de parler à sa place.

Ce qu’il faut bien appeler une forme de rivalité avec Dieu connaît de nouveaux avatars avec Le Savon et « L’Ode inachevée à la boue »313. Le deuxième chapitre du Savon s’ouvre sur la question des moyens à employer pour obtenir la « pureté », et en vient à proposer un nouveau baptême (une « toilette intellectuelle » à l’eau et au savon) en lieu et place de l’autre :

‘Il s’est avéré, en effet, que l’on ne peut se décrasser comme il faut à l’eau simple. Serait-ce sous des torrents de la plus pure. (…) Et je ne citerai que pour mémoire la solution la plus périmée, qui consiste à s’immerger jusqu’à la ceinture , les bras croisés, dans quelque fade affluent de la Mer Morte (…) et à y bavoler quelques bulles de prière, en touchant de deux doigts mouillés son front, son nombril et ses seins.
Parlez-moi au contraire de la moindre cuvette et du plus petit morceau de savon ! (S, II, 370-371).’

Ce nouveau baptême, en même temps qu’il libère l’homme, lave la parole elle-même de son originel péché, la rédime.

Quant à l’« Ode inachevée à la boue » elle met le poète en concurrence ouverte avec le Créateur :

‘Certain livre, qui a fait son temps, et qui a fait, en son temps, tout le bien et tout le mal qu’il pouvait faire (on l’a tenu longtemps pour parole sacrée), prétend que l’homme a été fait de la boue. Mais c’est une évidente imposture, dommageable à la boue comme à l’homme. On la voulait seulement dommageable à l’homme, fort désireux de le rabaisser, de lui ôter toute prétention. (…) Quant à la boue, sa principale prétention, la plus évidente, est qu’on ne puisse d’elle rien faire, qu’on ne puisse aucunement l’informer (P, I, 731).’

Il y a là contestation de la création divine dans ce qui est son sommet : la création de l’homme. Mais il y a surtout, implicitement, la revendication de savoir employer la boue à un meilleur usage que celui que Dieu en fait dans la Genèse, de concurrencer le geste du Créateur par un geste créateur plus approprié à la vraie nature de la boue : faire d’elle –puisque elle est « ennemie des formes » – le sujet d’une « ode diligemment inachevée » (ibid., 731).

Notes
310.

Notamment dans les « Pages bis », dans lesquelles Ponge évoque la « création HEUREUSE du métalogique » (PR, I, 215).

311.

Note 2 sur les « Pages bis V », OC I, 986.

312.

Epître aux Colossiens, 3, 5-12, Nouveau Testament, op. cit.

313.

Il me faut aussi signaler l’identification, cette fois non à Dieu mais au Christ, affichée en 1942 dans « Je suis un suscitateur » : « Ceux qui n’ont pas la parole, c’est à ceux-là que je veux la donner. (…) Rabaisser les puissants m’intéresse moins que glorifier les humbles » (NNR I, II, 1171). Les valeurs proclamées ici sont celles du Christ, et Ponge en fait lui-même la remarque quelques lignes plus loin : « On ne fait pas plus chrétien (et moins catholique). » Mais la formulation même (le très évangélique « ceux qui…c’est à ceux-là que… ») n’est-elle pas singulièrement christique ?