D. Refaire le monde

C’est en effet d’une ambition de re-création du monde qu’il s’agit derrière la contestation de l’autorité divine. Et puisqu’il vient d’être question de la boue et de ses aptitudes plastiques, citons d’abord ce passage de la « Première méditation nocturne » dans lequel Ponge affirme l’aptitude des hommes, qui pourtant « n’ont pas fait le monde » « à le défaire, à le refaire, à le modeler à leur guise un jour » (NNR II, II, 1179, je souligne).

A partir du dialogue avec Camus tel qu’il se noue en 1943 dans les « Pages bis », refaire le monde devient un motif insistant. Les « Pages bis » V et VI font toutes deux état de la « création métalogique », (le mot « métalogique », on le voit, ne qualifie plus le mystère mais la création), que Ponge présente comme l’alternative à tous les désespoirs métaphysiques. Les pages VII et VIII font, elles, entrer en scène l’expression « refaire le monde » :

‘Il n’est pas tragique pour moi de ne pas pouvoir expliquer (ou comprendre) le Monde. D’autant que mon pouvoir poétique (ou logique) doit m’ôter tout sentiment d’infériorité à son égard. Puisqu’il est en mon pouvoir –métalogiquement – de le refaire (PR, I, 216-217).’

Dans cette déclaration qui privilégie l’action transformatrice par rapport à l’explication, on entend d’abord un écho marxiste, celui de la onzième thèse de Marx sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer »314. Mais Ponge transpose cette thèse pour lui donner un enjeu spécifiquement littéraire, ce que montre clairement cet autre passage des « Pages bis » : 

‘Seule la littérature (et seule dans la littérature celle de description – par opposition à celle d’explication – : parti pris des choses, dictionnaire phénoménologique, cosmogonie) permet de jouer le grand jeu : de refaire le monde, à tous les sens du mot refaire, grâce au caractère à la fois abstrait et concret, intérieur et extérieur du VERBE, grâce à son épaisseur sémantique (ibid., 218-219).’

Jamais encore Ponge n’était allé si loin dans l’affirmation du pouvoir de la littérature. Ce qui lui permet de le faire, c’est l’appropriation du mot « Verbe », réservé traditionnellement à la parole divine comme puissance créatrice. La parole est devenue Verbe. Ponge ne tentait-il pas déjà d’utiliser la parole comme injonction créatrice lorsque, après dix jours de labeur pour définir le « bois de pins », il en venait à s’écrier : « « Surgissez, bois de pins, surgissez dans la parole » (RE, I, 385) ? Les constats de l’impuissance de la parole appartiennent à une époque révolue. S’il ne s’agit plus de rendre compte du monde mais de le récréer, la parole accède à une souveraineté nouvelle : comme le remarque Michel Collot, « pour la première fois depuis longtemps, l’écart entre le langage et le réel est envisagé de manière positive, non comme une marque d’impuissance, mais comme le signe d’un pouvoir »315.

La question de la connaissance, tellement pressante – comme on l’a vu – au moment où s’écrivaient les textes de La Rage de l’expression, perd par là-même de son importance. Ponge trouve maintenant réponse au problème qu’il soulevait en 1940 dans le « Carnet du Bois de pins » : celui du rapport entre les deux objectifs que sont la connaissance et l’expression. « C’est un grand problème » notait Ponge à l’époque, « un problème à repenser » (ibid., 398). Son premier mouvement était alors de privilégier la connaissance : il se reprochait de faire parfois de « l’expressionnisme » et affirmait que son dessein véritable était la « connaissance » du bois de pins, le dégagement de sa « qualité propre », de sa « leçon » (ibid., 399). Entre-temps est intervenue la longue lettre de Camus, dans laquelle celui-ci écrivait : « le problème de l’expression n’est si vital pour vous que parce que vous l’identifiez à celui de la connaissance »316. C’est donc à la fois à Camus et à lui-même que Ponge répond lorsqu’il affirme, en 1943, sa nouvelle position :

‘A la vérité, expression est plus que connaissance : écrire est plus que connaître ; au moins plus que connaître analytiquement : c’est refaire.
C’est, sinon reproduire la chose : du moins produire quelque chose, un objet de plaisir pour l’homme (PR, I, 219). ’

Il est à noter que dans les versions manuscrites du texte, c’est le mot grec poiein que Ponge avait utilisé au lieu de « écrire »317 (soit la phrase : « Poiein est plus que connaître »). Bien avant que ce soit la mode d’en référer à cet étymon, Ponge nous rappelle que, étymologiquement, la poésie c’est par excellence l’acte de faire.

Ainsi ses déclarations d’athéisme lui ont servi – ce qui nous mène très loin des intentions des philosophes des Lumières – à concevoir une parole dont la référence dernière est celle de la Bible : parole-acte, au fondement de tout, capable de refaire le monde. Bien des années après, en 1964, Ponge n’écrira-t-il pas dans l’« Appendice II » au Savon : « et voilà le pourquoi des choses (et par exemple du savon) dans mon livre, ma bible (dans mon bible, ai-je envie d’écrire) » (S, II, 410) ?

Du désir d’inscrire dans sa parole la préoccupation du devenir humain aux prémices d’une aspiration à refaire le monde par la parole poétique, le projet de Ponge connaît, pendant la période 1938-1944, un développement spectaculaire. C’est que les positions qu’il avait construites précédemment – par rapport au monde, aux autres hommes, à sa condition de sujet – ont été soumises à de décisifs bouleversements. Désormais l’exercice de la parole est rattaché à un profond sentiment d’appartenance à la communauté. Le contexte historique, l’évolution politique de Ponge ont véritablement recentré le propos sur l’Homme – même si le texte que Ponge projette d’écrire sous ce titre n’aboutit pas. Son besoin, présent dès l’origine, de donner un fondement éthique à son travail d’écrivain, évolue dans ce sens : Ponge maintient son projet de description des « choses » mais prend quelque distance par rapport au « mandat ad litem » tel qu’il l’avait conçu à l’ère du Parti pris des choses. La « défense des choses muettes » s’accompagne désormais ouvertement du sentiment d’un devoir à remplir, en tant qu’homme, auprès des autres hommes.

Etre « un suscitateur », telle est la manière dont Ponge se représente le rôle actif qu’il pourrait, à ce titre, tenir. Il ramène là au premier plan la dimension pragmatique de la parole, dont il avait, dès les années vingt, souligné l’importance à ses yeux. Cependant l’objet de cette suscitation est désormais clairement articulé à l’enjeu de la libération de l’homme : « ceux qui n’ont pas la parole, c’est à ceux-là que je veux la donner. (…) "Debout ! les damnés de la terre" » (NNR, I, 1171). Cette aspiration reçoit évidemment, du fait d’être posée dans le contexte particulier de l’Occupation, un écho particulier. Finalement, l’un des effets des tourmentes de l’Histoire aura été de provoquer le sentiment d’urgence à promouvoir la dignité et la responsabilité proprement humaines (questions cruciales en cette période où c’est à tout un peuple que l’on fait baisser la tête). Il s’agit de faire accéder l’homme du commun à sa parole, et par là à sa liberté et sa dignité tout à la fois. On le voit, la question de la parole empêchée ou interdite est devenue, au-delà de ses résonances personnelles, une affaire qui concerne l’ensemble de la collectivité humaine. Désormais Ponge s’attachera, jusqu’à la fin de son œuvre, à établir la dignité propre à la parole humaine.

Emanciper l’homme en lui rendant sa parole suppose une offensive – que Ponge mène de façon particulièrement violente – contre l’autorité de la parole divine. Si, là encore, se joue pour Ponge la résolution d’une difficulté personnelle face à l’autorité du religieux, l’enjeu est de même plus vaste, rejoignant par certains aspects le vieux combat des Lumières. Si le « monde de la parole » est celui de « l’utilisation par l’homme » des objets du monde, « à ses fins morales » (RE, I, 385), la parole divine devient ce qui interdit à l’homme l’usage libre de sa propre parole, la prise en charge par lui-même de son destin. En revanche l’accès à cette parole est la manifestation même de la dignité proprement humaine. « Honorer » le « Logos » au lieu d’honorer Dieu : avec cette formule Ponge pose les prémices de ce qui deviendra chez lui une véritable religion de la parole. C’est une religion qui entend congédier la douleur métaphysique, en suscitant chez l’homme ces « raisons d’être heureux » que Ponge avait, très tôt, évoquées. En ce sens, c’est aussi une religion de l’homme, et si Ponge poursuit là le grand règlement de comptes qu’il a à effectuer par rapport à la question de l’autorité, il ne s’en inscrit pas moins dans la lignée des discours visant à autoriser à l’homme le bonheur, à l’arracher à une fatalité de souffrance, à lui rendre foi en ses possibilités d’être heureux. Le développement du potentiel de création qu’est pour lui la parole n’est pas la moindre de ces possibilités. La parole, ainsi considérée, peut prétendre aux qualités du Verbe.

Ces postulats étant établis, reste le problème de leur mise en œuvre dans la pratique poétique. Ponge refuse, on l’a vu, tout effet de simple écho entre le plan politico-éthique et le plan poétique. Certes, le désir de signifier a fait un retour en force, mais il n’est pas question pour autant d’asservir la parole, devenue ainsi purement transitive, à la transmission d’un message, fût-il libérateur pour l’homme. L’articulation du poétique et du politique reste, on l’a vu, un peu floue lorsqu’elle tente de se formuler. C’est par le biais de la pratique poétique elle-même que Ponge parviendra à y accéder. C’est donc à une véritable refonte de sa poétique, à la mise en œuvre de nouveaux partis pris esthétiques et éthiques qu’il va s’atteler – ce que le chapitre suivant tentera d’analyser.

Notes
314.

Marx, Œuvres, t. III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome III, p. 1033.

315.

Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, op.cit. p.73.

316.

Albert Camus, « Lettre au sujet du Parti pris », op. cit, p. 389.

317.

Voir note 5 sur les « Pages bis », OC I, p. 989.