Chapitre 2 : la parole en expansion

La période 1938-1945 correspond au passage – décisif – à une nouvelle esthétique, dont ce chapitre analyse la mise en œuvre. Dans le chapitre précédent, j’ai tenté de montrer que Ponge était amené à repenser profondément les enjeux de la parole, par la nécessité de l’inscrire dans une dimension éthique et politique et qu’il en arrivait à se proposer l’objectif d’une poétique qui rende la parole à l’homme, qui manifeste sa liberté, en particulier contre l’autorité de la parole divine. Une telle articulation entre le plan philosophique et le plan poétique se révèle extrêmement complexe à mettre en œuvre car, excluant la solution simple d’une poésie qui s’attacherait à promouvoir explicitement les valeurs humanistes, elle est à inventer.

C’est en inscrivant d’une autre façon l’homme dans son propos que Ponge parviendra à articuler ses préoccupations à son œuvre. L’objectif de rendre à l’homme la parole, mis au cœur de sa pratique singulière d’écriture, le conduira progressivement à lever certains des interdits qui pèsent sur sa propre parole, et à autoriser celle-ci à s’ouvrir dans le sens d’une expansion, ou d’un déploiement, nouveaux. Ainsi la prise en compte du collectif débouche-t-elle, paradoxalement, sur une prise en compte nouvelle du sujet.

Tout d’abord, Ponge sera amené à valoriser tout ce que la parole humaine – et donc la sienne au premier chef – peut comporter de relatif par rapport à l’absolu de la parole divine. Ce qui est aussi une forme de choix politique, consistant à montrer l’écrivain non pas engagé sur une voie royale qui conduit tout droit à l’œuvre d’art, mais en homme du commun, au travail parmi les mots, ouvrier, terrassier dans son chantier, parmi les matériaux étalés de l’œuvre. D’où une nouvelle esthétique du texte ouvert, donné à voir dans son inachèvement, sous sa forme in progress : esthétique explorée dès 1938, avec les « Notes prises pour un oiseau » et systématisée à partir de 1940 avec le « Carnet du Bois de pins ».

Le renoncement à produire un objet parfait et comme détaché de soi conduit aussi à accepter l’implication du sujet dans sa parole. D’autant que l’objectif de rendre la parole à l’homme suppose de commencer par habiter soi-même la sienne propre. S’approprier la parole en s’appropriant l’expérience intime à laquelle elle renvoie : tel est l’un des objectifs désormais revendiqués par l’auteur.

C’est donc, dans son ensemble, la conception de la parole qui connaît un profond remaniement. Pour mieux affermir les autorisations nouvelles qui se dessinent, Ponge se livre alors à une confrontation quasi systématique avec les images anciennes qui, initialement, avaient emblématisé pour lui les dangers de la parole. Il en arrive, avec Le Savon, à élaborer pour elle de nouveaux modèles, en lui injectant un dynamisme inédit, et en lui donnant la possibilité de sa réalisation orale.

La transformation esthétique qui s’élabore met aussi en œuvre une ouverture essentielle : celle qui s’opère en direction du lecteur, dans une intégration progressive de la dimension d’interlocution de la parole. Le lecteur devient, peu à peu, une figure centrale de la nouvelle poétique qui s’élabore, ce qui culmine avec la mise en place, dans Le Savon, d’une véritable adresse au lecteur. Parallèlement à cette inscription du lecteur dans son œuvre, Ponge accomplit aussi des avancées décisives en direction de ses lecteurs effectifs, c’est-à-dire de son public. En ces années où il trouve enfin des lecteurs, avec la publication du Parti pris des choses, il s’attelle à la tâche de porter son œuvre, longtemps tenue secrète, à la connaissance du public. Ceci ne va pas du reste sans introduire une nouvelle série de difficultés, soulevées par la réception de cette œuvre.

Cette période est celle où s’opère la sortie définitive hors de l’ère du Parti pris des choses : celle-ci devient étape d’un parcours que Ponge s’emploie à retracer. La période 1938-1944 se termine par une deuxième vague de « Proêmes », – les « Pages bis » – qui répond à la première et la fait basculer dans le passé. Les problèmes de l’expression, vécus dans les années vingt, sont réexaminés à la lumière du chemin parcouru. Ponge se livre à de nombreux bilans qui le conduisent à affirmer ses nouvelles positions, et cela en face d’un nouveau lecteur privilégié : Camus.