A. Premier texte d’« après-Parti pris des choses » et nouveau recommencement

Les « Notes prises pour un oiseau » correspondent à un nouveau contexte d’énonciation : Ponge écrit ce texte au moment où la publication du Parti pris des choses, espérée depuis plusieurs années, est enfin en voie de concrétisation318. En mai 1938, le projet semble se préciser : Paulhan annonce à Ponge que le livre paraîtra dans la collection « Métamorphoses » (dirigée par lui) et qu’il lui « fera signe » dès qu’il pourra y « songer » (ibid., 218, p. 220). C’est le mois suivant qu’une lettre de Ponge fait mention de son travail en cours sur « L’Oiseau » : « Pour moi je m’occupe d’un Oiseau » (ibid., 219, p. 221). Il s’écoulera certes encore quatre ans avant que le Parti pris ne voie effectivement le jour, mais ce retard imprévu ne change rien au fait que dès 1938, dans l’esprit de Ponge, le recueil est terminé et prêt à paraître.

Les nouveaux textes qui s’écrivent alors sont des textes « d’après Parti pris » ; ils ne font pas partie de cet ensemble, désormais clos. De fait « Notes prises pour un oiseau » est le premier texte de ce qui deviendra un nouveau recueil, La Rage de l’expression, recueil caractérisé par la forme ouverte et inachevée des textes qui le composent. Avec ces « Notes », l’on assiste à l’inauguration d’une nouvelle manière, à une radicalisation de cette esthétique du work in progress dont Le Parti pris des choses avait déjà donné ça et là, comme on l’a vu, quelques aperçus. Le parti pris d’attention aux objets reste fixe, mais la forme à laquelle il aboutit connaît d’importantes transformations, comme si Ponge s’essayait à repenser sa mise en oeuvre. C’est une façon d’en revenir aux origines du projet et, selon la formule chère à Ponge, de « reprendre tout du début » (PR, I, 177).

L’ « Oiseau » représente en effet une sorte de recommencement car par bien des aspects il est une nouvelle « Crevette », un rappel de cet objet qui avait fourni à Ponge l’une des toutes premières mises en œuvre de son parti pris : dès 1926 il s’était en effet attaché à la description de ce « farouche gibier de contemplation », cet objet qui par son caractère insaisissable constituait une « provocation » pour tout « désir de perception nette », « de contemplation un peu longue », de « possession idéale un peu satisfaisante » (PPC, I, 46-47). Or l’oiseau et la crevette se ressemblent beaucoup, par le caractère discontinu de leurs apparitions, qui les apparente à des troubles de la vision. Et sous la plume de Ponge reviennent, pour qualifier l’un et l’autre, des expressions très proches (que je souligne ci-dessous). Ainsi, si la crevette est comparée à une « bénigne hallucination » subie par « un homme à la vue troublée », qui alors « aperçoit d’un endroit à l’autre de sa vision remuer d’une façon particulière une sorte de petits signes » (P, I, 710), l’oiseau, lui, « apparaît dans la vie d’un homme  » « comme une surprise dans le champ de sa vision, comme des « éclairs viandeux, plus ou moins rapides », des « zébrures » (RE, I, 348). Oiseau et crevette ne sont pas moins apparentés dans leur façon de se mouvoir : « par bonds variés et imprévus » (P, I, 703), « bonds vifs, saccadés, successifs (ibid., 710), « bonds en retrait au moindre contact » (ibid.,700), telle une « capricieuse nef » (ibid., 699) en ce qui concerne la crevette, qui ressemble, lorsqu’elle est immobile, à un « monstre tapi d’aguet, aux aguets de tout » (ibid., 705). Les oiseaux, eux, « étonnent (…) par leur vol (commençant brusquement, souvent capricieux, imprévu) » (RE, I, 346), leur « foudroyant départ capricieux en vol » (ibid., 349), leurs « zigzags précautionneux, bonds successifs quoique à peu de distance » (ibid., 353) et leurs « retraits précipités » (ibid., 354). Eux aussi sont du reste constamment « aux aguets à la fois de la proie et du prédateur » (ibid., 348). Enfin crevette et oiseau ont en commun la légèreté de leur corps, quasiment dépourvu de chair : la crevette ne semble être qu’un « châssis vitreux » (P, I, 699) ; et l’oiseau, « n’est vraiment (…) qu’un très léger, très aérien châssis (…) protégé par très peu (…) de chair » (RE, I, 347).

Pour parvenir à « relever ce défi » que constituait la contemplation de la crevette, Ponge avait multiplié les tentatives : le travail sur la « Crevette » avait couvert huit années, de 1928 à 1934, donnant lieu à pas moins de cinq versions319, dont l’ensemble sera publié en 1948 sous le titre « La Crevette dans tous ses états ». Il n’est pas indifférent que l’un des tout premiers objets élus par Ponge ait été justement un objet incernable, dont il semblait impossible de venir à bout. Dès l’aube de son nouveau parti pris, Ponge s’est ainsi trouvé aux prises avec un texte impossible à conclure, voué à une perpétuelle reformulation : en mai 1935, huit ans donc après ses premières tentatives, Ponge déclare qu’il lui faut « recommencer la Crevette » (Corr. I , 185, p.187) puis envoie à Paulhan « une autre façon de “la Crevette” » car il « déteste la première » (ibid.,186, p.188). « La Crevette » semble destinée à un définitif inachèvement. C’est un texte qui, avant l’heure, préfigure les recherches de La Rage de l’expression. Et lorsqu’en 1937, Ponge s’essaie à décrire cet oiseau qui rappelle si fort la crevette et défie, comme elle, la contemplation, c’est le souvenir des anciennes difficultés qui surgit :

‘Je croyais pouvoir écrire mille pages sur n’importe quel objet, et voici qu’à moins de cinq je suis essoufflé (...). Allons, cela ne va pas être facile. Je vais retomber peut-être dans mes erreurs de la crevette (RE, I, 349). ’

Crevette et oiseau, par leurs bonds imprévus, mettent à mal toute notion de construction stable, défient l’ordonnancement rigoureux, interdisent la fixation dans une forme définitive. Pour évoquer cette caractéristique, Ponge opposait, à la fin de « La crevette seconde » l’art architectural à l’art cinématique, la construction au mouvement : « Sans doute est-ce dans la cinématique, plutôt que dans l’architecture par exemple, qu’un tel motif enfin pourra être utilisé... L’art de vivre d’abord y devait trouver son compte: il nous fallait relever ce défi » (P, I, 712). Après l’ère du Parti pris des choses, qui privilégie résolument l’architecture et s’attache à l’édification d’ensembles solides, clos, stables, on peut voir dans « L’Oiseau » un retour du désir de faire place désormais à la cinématique, au risque de faire vaciller la construction du texte sous l’effet des envols brusques de l’oiseau comme des bonds saccadés de la crevette.

Mais c’est précisément là, face au retour des mêmes obstacles, que s’effectue un décisif changement de stratégie : le choix d’un inachèvement – au moins provisoire – et la valorisation du travail de recherche en lui-même, même s’il n’aboutit pas : « Il vaudrait mieux alors en rester à ces notes, qui me dégoûtent moins qu’un opus raté » (RE, I, 349).

Notes
318.

Ponge pense en effet, depuis 1935, à ce futur recueil de ses textes descriptifs (voir Corr. I, 186, p. 188). La correspondance témoigne des atermoiements de ce projet, entièrement tributaire du directeur de la N.R.F., dans la dépendance du mentor. Du côté de Ponge, le recueil est prêt dès juillet 1937, sous le titre « Sapates ».

319.

« La crevette dix fois (pour une) sommée », « La crevette exagérée », « Lieu de la salicoque », « La crevette première », « La crevette seconde » (P, I, p. 699-712).