B. Le choix de l’inachèvement

C’est la première fois, avec « L’Oiseau », que Ponge met ainsi en relation de coexistence deux formes de réalisation, les notes et l’opus. Et pourtant les « Notes prises pour un oiseau » font écho aux « Notes pour un coquillage » (je souligne), texte composé en 1927-28, donc relevant lui aussi des toutes premières tentatives de mise en oeuvre du parti pris. Preuve encore qu’avec « L’Oiseau », Ponge opère un retour aux sources, qui autorise un nouveau départ. Car la pratique des « notes » connaît une réalisation bien plus systématique pour l’« oiseau » que pour le « coquillage »320. Il y a une décision, un choix délibéré d’« en rester à ces notes ». Certes le texte achevé, l’« opus » reste à ce stade l’idéal à atteindre, les notes ne constituant qu’un résultat par défaut, mais cet idéal perd de sa rigidité, de son caractère impérieux : devant l’impossibilité – au moins temporaire – d’y parvenir, le maintien du texte à l’état de chantier est déclaré préférable à son achèvement à tout prix. Du reste les « Notes prises pour un oiseau » font suite à une tentative d’opus (de quelques lignes) dont Ponge n’est pas satisfait et dont il considère qu’il était « prétentieux » de l’intituler « L’Oiseau ». Aussi retire-t-il à cette première tentative son statut d’opus en la versant au dossier, exactement au même titre que le reste du travail : « Il faut aussi que je recopie un petit morceau assez récent que j’avais bien prétentieusement intitulé L’Oiseau après l’avoir écrit. Le voici » (RE, I, 351). Sans doute est-ce là la leçon que Ponge tire des « erreurs de la Crevette » dans lesquelles il souhaite ne pas « retomber »: alors qu’il avait entre 1926 et 1934 recommencé cinq fois la « Crevette », chacune des versions étant sans doute alors censée être un aboutissement et aucune ne l’ayant satisfait, il choisit désormais de renoncer au désir acharné de conclure, et intègre les recommencements et les questionnements en un seul et unique travail de recherche qui se donne à la fois dans sa continuité et ses ruptures, son inachèvement, son imperfection.

On peut voir dans ce nouveau parti pris esthétique une forme d’écho, dans l’ordre poétique, aux inquiétudes collectives soulevées par les remous de l’Histoire, ainsi qu’aux questionnements ouverts par le nouvel engagement politique de Ponge. Préférer la forme ouverte, et ouvertement inachevée, c’est aussi pour Ponge une façon de faire passer cet arrière-plan mouvant dans sa propre pratique. Dans un tel contexte, la recherche de « l’infaillibilité » risquerait de paraître rapidement « un peu courte ».Du reste le choix de l’objet oiseau est déjà par lui-même un choix de l’imperfection : loin de l’aigle, figure traditionnelle du poète, à laquelle Ponge s’identifiait dans « L’Aigle commun », l’oiseau que tentent de saisir ces notes relève de modèles bien plus modestes : « le moineau, le perdreau, l’hirondelle, le pigeon » (ibid., 349). Leurs apparitions dans le ciel, qualifiées d’« éclairs viandeux », les opposent résolument à « l’oiseau parfait » qui, lui,

‘évoluerait avec une grâce... il descendrait nous apporter du ciel, par l’opération du Saint-Esprit bien entendu, en des orbes gracieux comme certains paraphes, la signature du Dieu bon et satisfait de son oeuvre et de ses créatures (ibid., 348).’

L’acceptation de l’imperfection ressortit également à l’apparition, à l’horizon du travail de Ponge, d’un nouveau modèle, appelé à un grand avenir : celui de la peinture, et en particulier de la pratique picturale de l’ébauche. La référence à la peinture est en effet présente d’emblée dans « L’Oiseau », à travers la dédicace au peintre Ebiche321. Dans le cours du texte, Ponge opère explicitement un rapprochement entre le travail de l’écrivain et celui du peintre : « Le poète (est un moraliste qui) dissocie les qualités de l’objet puis les recompose, comme le peintre dissocie les couleurs, la lumière et les recompose dans sa toile » (ibid., 352). A l’exemple du peintre, le poète valorise l’étape de la dissociation comme un préalable nécessaire à celle de la composition. La construction n’a pas à être visée prématurément ; elle doit être précédée d’une déconstruction. Ici s’opèrent les prémices d’un rapprochement – qui s’avérera ultérieurement très libérateur – entre pratique littéraire et pratique picturale.

Ces « Notes pour un oiseau », si imparfaites et inachevées qu’elles soient, c’est bien à la publication, en l’état, que Ponge les destine. Là est la principale nouveauté. On sait que la plupart des brouillons concernant les textes du Parti pris ont été détruits par Ponge322. Par la suite, au contraire, toutes ses notes seront conservées sous forme de dossiers, dans l’attente soit d’une poursuite du travail soit – comme ce sera le cas pour les textes de La Rage – d’une éventuelle publication en l’état. C’est avec l’« Oiseau » que Ponge inaugure cette nouvelle stratégie de publication. Envoyées à Paulhan, les notes font bientôt l’objet d’une relance explicite à cet égard : « Bien mauvais signe que tu ne m’aies rien dit encore de l’Oiseau, que je t’ai envoyé il y a trois semaines. Moi, je l’aime et trouve que sa place est en tête d’un des prochains numéros de la NRF. Tu vois? » (Corr. I, 223, p. 224). Jamais sans doute Ponge n’avait osé affirmer aussi ouvertement, face à son mentor, la valeur qu’il attachait à l’un de ses textes, et il est pour le moins paradoxal que cette valorisation concerne un texte qui ne se présente que comme une suite de notes ouvertement laissées en suspens. Ceci témoigne de la foi qu’accorde Ponge au changement de cap esthétique qui est en train de s’opérer.

Mais Paulhan restera insensible à ce changement, ne dira pas un mot des enjeux esthétiques nouveaux mis en oeuvre dans ce texte, se contentant d’un verdict global qui compte l’« Oiseau » au nombre des tentatives ratées : « Je n’aime pas beaucoup L’Oiseau. Il me semble à la fois raide et (par endroits) facile. Mais je le ferai lire » (ibid., 224, p. 224). Ponge en apparence se soumet : « Sans doute as-tu raison pour l’Oiseau. Ce n’est pas une bien grande chose » (ibid., 225, p. 225). Mais il n’en persistera pas moins dans la voie tracée par « L’Oiseau » : il la prolonge avec « La Guêpe », qu’il commence en août 1939 puis il s’y engage entièrement à partir de l’été 1940 – dès que prend fin l’épisode de sa mobilisation – avec « Le Carnet du Bois de pins ». Débute alors une exploration de l’écriture ouverte qui va donner lieu à une période d’intense activité poétique. En août 1941, l’ensemble des textes qui composeront La Rage de l’expression est écrit. Tous ces textes sont ouverts, tous affichent leur inachèvement et leur prolifération. Leur auteur était obsédé par la forme et la tenue ; le voilà en proie à une rage de décloisonnement et d’expansion. Emblématique à cet égard est le développement allégorique qu’il consacre, en 1939, à la « force expansive » des plumes d’oies contenues dans l’Edredon :

‘Dans un parallélépipédique sac de soie sont contenues des millions de plumes, et elles le font bouffer, en raison de la force expansive des plumes. (...) Les Américains ont trouvé un moyen de la brimer, en cloisonnant par des piqûres leur enveloppe de soie. (...) Défaites-moi, pourtant, ces piqûres, que ces plumes du moins soient à leur aise (P, I, 725). ’

Ponge ne tarde pas du reste à afficher le caractère allégorique de son propos, en qualifiant la « légère force expansive » des plumes de « non trop exigeante, pas têtue, susceptible d’arrangement, de compromis : enfin une force d’expansion philosophe » (ibid., 726).

Notes
320.

En témoigne peut-être la distinction entre Notes pour et Notes prises pour, le deuxième titre rejetant encore un peu plus loin le texte achevé que serait « L’Oiseau ».

321.

Il s’agit du « peintre polonais Eugéniusz Eibisch, qui signait Ebiche et qui a travaillé en France de 1922 à 1939 » (voir notice sur le texte, OC I, p. 1028). Ponge a fait sa connaissance à la fin des années trente.

322.

Voir Ponge inventeur et classique, Colloque de Cerisy, coll. 10/18, U.G.E., 1977, p. 178.