C. L’exhibition du travail, des difficultés, des matériaux

Avec la revendication affichée de l’inachèvement du texte, c’est tout l’appareil des impératifs de tenue, de rigueur, de perfection formelle, de brièveté, qui est remis en question. Si la prolifération du texte n’est plus à redouter, c’est parce qu’elle n’est pas considérée comme une fin mais comme un moyen323. Elle est un mode d’approche progressive de l’objet. L’important n’est pas ce qui s’écrit effectivement mais le chemin qui se fraie peu à peu à travers les mots, grâce aux mots : « au fond ce qui importe, n’est-ce pas de saisir le nœud ? Lorsque j’aurai écrit plusieurs pages, en les relisant j’apercevrai l’endroit où se trouve ce nœud, où est l’essentiel », écrit Ponge dans « Notes prises pour un oiseau » (RE, I, 349). On lit dans cette affirmation une détermination nouvelle, et une sorte d’intériorisation du but à atteindre : les mots sont mis au service d’une recherche essentielle, d’une élucidation. Leur côté insatisfaisant est racheté par l’avancée qu’ils permettent. Sous l’effet d’une indulgence inusitée, écrire dans l’imperfection cesse d’être essentiellement une douleur, pour être considéré comme une pratique qui sert un but intérieur et permet une avancée. Une liberté nouvelle vient là modifier le vieux rapport de force avec les mots. La fidélité à un « essentiel » qui est encore à venir, à trouver (en soi) l’emporte sur la considération due aux mots. C’est la détermination du moi qui dicte sa loi, plus encore que la fidélité due à l’objet. Lorsque Ponge écrit : « Non, je sens bien que de moi (et de l’oiseau) je peux naïvement tirer autre chose » (ibid., 349), ne fait-il pas passer, syntaxiquement au moins, le moi devant l’objet ? L’existence du moi n’est plus tributaire de la création d’un objet littéraire parfait mais s’affirme comme ressource préalable, dans laquelle puiser, « tirer ». Là réside une grande différence par rapport au « drame de l’expression » des années vingt : où il n’y avait initialement que les mots, il y a maintenant la ressource d’une intériorité. La réussite du texte, par là-même, devient moins cruciale, n’est plus un enjeu de vie ou de mort.

Cette présence – presque tranquille – du sujet s’inscrit naturellement dans le texte. Dans certaines pages du Parti pris des choses, telles que les« Notes pour un coquillage », l’accent se déplaçait déjà, on l’a vu, de l’objet à décrire vers le travail de celui qui s’attachait à cette description. Avec les « Notes prises pour un oiseau » ce déplacement se systématise et s’élargit : maintenant ce n’est plus seulement celui qui fait le texte qui prend la parole, mais aussi – et surtout – celui qui se demande comment faire ce texte, celui qui ne l’a pas encore fait, qui est dans l’attente et la recherche de ce texte à écrire. Le locuteur balise le texte de sa présence : dès le deuxième paragraphe il intervient pour commenter de manière résolument subjective le fait que le mot « oiseau » contienne « toutes les voyelles » : « Très bien, j’approuve » (ibid., 346). Le commentaire métapoétique fait une large place aux jugements sur ce qui a été écrit, aux mentions de ce qu’il reste à faire, aux considérations sur la difficulté du travail entrepris : « Je n’ai pas encore dit grand-chose de leur squelette » (ibid., 347) ; « Tout cela est trop grossier » ; « Allons, cela ne va pas être facile » ; « Il faudra que j’essaie cette issue, que je tâte de ce procédé » (ibid., 349).

Les références aux circonstances même de l’écriture se multiplient, et elles intègrent – fait inédit – les aspects matériels : « Que dit Littré de l’oiseau? Encore la compilation qui me tarabuste. Tant pis. Allons-y voir. Un effort. Je me lève de mon fauteuil » (ibid., 349). Cette fois ce n’est pas seulement le travail de l’écrivain qui se donne à voir dans le texte mais son corps lui-même, dans un dévoilement à fort potentiel démythifiant. Si l’on songe que, dans les années qui viennent, la grande préoccupation de Ponge sera l’homme, il semble que – à son insu sans doute – il ait déjà commencé à placer celui-ci au cœur de son propos : que nous montre-t-il en effet sinon un homme au travail, attelé à une création qui, parce qu’il n’est pas Dieu, sera pour lui longue et laborieuse, qui met son corps à contribution et lui fait manipuler toutes sortes de matériaux avant de trouver ceux dont il pourra se servir ? L’exhibition des matériaux de son travail est encore l’un des procédés par lequel, dans l’« Oiseau », le sujet occupe l’espace de son texte. Pour la première fois (une première fois qui sera suivie de beaucoup d’autres), Ponge intègre au texte les définitions qu’il a recopiées dans le Littré. Ces recherches dans le Littré font partie depuis longtemps de sa méthode de travail, mais Ponge n’avait jamais fait entrer leur résultat dans le texte. Une telle exhibition du travail préparatoire à l’écriture avait-elle du reste été osée par quiconque, en 1938 ? Cette pratique, dans un texte que son auteur – rappelons-le – concevra immédiatement comme destiné à la publication, comporte sans aucun doute à l’époque un aspect scandaleux. Qui plus est, le matériau est livré de façon brute : les définitions sont purement et simplement recopiées, assorties d’une série de citations données par le Littré. Or une partie non négligeable de cette compilation restera inutilisée sans que cela n’entame la désinvolture avec laquelle Ponge conclut sa liste : « Et voilà. Il y a de bonnes choses à prendre, apprendre. Satisfaction pourtant de constater que rien n’est là de ce que je veux dire et qui est tout l’oiseau » (ibid., 350). Cette nouvelle attitude est confondante lorsque l’on repense à l’exigence de nécessité présidant, dans Le Parti pris des choses, au choix du moindre mot. Ici, même ce qui se révélera inutilisable est conservé. Même le déchet est nécessaire. C’est dire que la notion de nécessité a changé de sens et recouvre d’autres enjeux. Ou plutôt que coexistent désormais deux formes de nécessité, correspondant à deux pratiques d’écriture parallèles. Car Ponge n’a pas abandonné – il n’abandonne jamais rien – son idéal de nécessité parfaite de chaque mot, de chaque phrase. Il le décrira même longuement, quelques années plus tard, dans « My creative method ». Simplement maintenant il est capable de mettre temporairement de côté cet idéal, de le différer, pour être dans un premier temps fidèle à une autre nécessité – intérieure – sans laquelle la première n’a pas de sens. Il en fera la démonstration plus spectaculairement encore dans le « Carnet du Bois de pins », deux ans plus tard.

Notes
323.

Les « Notes prises pour un oiseau » couvrent dix pages (dans l’édition de La Pléiade), c’est-à-dire beaucoup plus que les textes écrits précédemment : « Le Galet » lui-même, qui pourtant tranchait déjà par sa longueur inhabituelle, ne comportait que sept pages.