A. Le pin - nouvel arbre identificatoire - et sa leçon métatechnique

Le bois de pins, « temple de la caducité »

Le « Carnet du Bois de pins » est un texte qui prolifère par développements successifs. C’est le plus long de tous les textes de La Rage, le plus long texte jamais encore écrit par Ponge à cette date : vingt-neuf324 pages contre treize seulement pour « La Crevette dans tous ses états » qui était pourtant déjà un record de longueur. Ce texte met en œuvre, en l’amplifiant, la découverte faite avec « L’Oiseau » : la valorisation de la recherche pour elle-même. Mais ici cette pratique trouve son modèle et sa justification dans l’objet à décrire lui-même. Le pin, cet arbre qui croît en produisant « tant de bois mort » (RE, I, 386) fournit en effet une leçon métatechnique, à savoir qu’il encourage le texte à croître sans s’inquiéter des développements qui s’avéreront caduques : « Le pin n’est-il pas l’arbre (…) qui se désintéresse le plus totalement de ses développements latéraux passés, etc.? » (ibid., 386). Le bois de pins est une « fabrique de bois mort » (ibid., 385) au service d’une élévation uniquement verticale ; seul compte le tronc et sa progression vers le haut :

‘Le pin (...) est l’idée élémentaire de l’arbre. C’est un I, une tige, et le reste importe peu. C’est pourquoi il fournit – de ses développements obligatoires selon l’horizontale – tant de bois mort. C’est que seule importe la tige, toute droite, élancée, naïve et ne divergeant pas de cet élan naïf et sans remords ni retouches ni repentirs (ibid., 386). ’

Ceci vaut comme justification pour l’exhibition, dans le « Carnet », de tous les développements successifs et de leur sacrifice : il s’agit de mimer le long processus de croissance du pin, tout orienté vers sa finalité verticale, vers le développement de son faîte, vers son projet essentiel. La dynamique du texte réside surtout dans l’intention qui le porte : « il faut qu’à travers tous ces développement (au fur et à mesure caducs, qu’importe) la hampe du pin persiste et s’aperçoive » (ibid., 380). Dressant progressivement les hautes colonnes qui le soutiennent, le bois de pins – sous sa forme de forêt et sous sa forme de texte – est ainsi un « temple de la caducité » (ibid., 381).

Cet oxymore témoigne de l’évolution du motif de l’arbre comme emblème du poète : l’arbre de 1926 était « dressé dans la forêt des raisons éternelles » (PR, I, 190). La verticalité est toujours là, mais elle se conquiert sur la caducité, n’est plus pensée dans le cadre d’une éternité d’emblée revendiquée. Et puis cette verticalité peut s’accommoder d’un accroissement, voire d’une prolifération horizontale. La perfection du « Tronc d’arbre » était inséparable d’un idéal de dépouillement (« montrer vif ce tronc que parfera la mort »)325. Le dépouillement reste un idéal, mais il s’atteint d’une autre façon qui n’est plus incompatible avec les « développements latéraux » : le pin produit un grand nombre de ces « développements » sous forme de branches dont il se débarrasse, se « désintéresse » tout naturellement au fur et à mesure de sa croissance, les transformant en bois mort en leur « retirant toute sève au seul profit du faîte » (RE, I, 379). La parole se soustrait quelque peu à l’impératif rigide de la concision au profit d’une sorte d’abandon confiant à un processus naturel, qui intègre la durée, prenant la forme d’une progressive auto-régulation :

‘(…) ici se fabrique le bois. Il se parfait en silence et avec une majestueuse lenteur et prudence. Avec une assurance et un succès certains aussi. (…) à travers toutes sortes de développements l’un après l’autre caducs (et qu’importe), l’idée générale se poursuit (ibid., 385-386).’

Avec la métaphore du « temple » Ponge insiste en outre sur l’appartenance du pin à une structure d’ensemble, à ce bois de pins qu’il a choisi comme objet, et que dès les premières pages il constitue en espace architectural : temple mais aussi « abri », « sanatorium naturel », « salon de musique », « cathédrale », « hangar », « préau », « halle », le bois de pins est avant tout une construction de la nature. Cependant, plus le texte avance, plus cet assemblement tend à devenir assemblée, et le bois de pins à fournir l’image d’une « société » : « En somme, qu’est-ce qu’une forêt ? – A la fois un monument et une société. (…) Un monument vivant, une société architecturale » (ibid., 400).

Notes
324.

Dans l’édition de La Pléiade.

325.

« Le Tronc d’arbre » (PR, I, 190).