Le pin, membre d’une « assemblée »

Le pin est « probablement par nature un arbre social » (ibid., 401), affirme Ponge, se fondant pour cela sur des considérations scientifiques : les pins sont tenus à se développer à proximité les uns des autres, car leurs graines sont très lourdes et « ainsi peu transportables par le vent » (ibid., 400). Il est dans la nature intrinsèque du pin de faire partie d’une « assemblée » (« LEUR ASSEMBLEE » : telest le titre de l’inscription liminaire placée en tête du texte). C’est là une différence majeure par rapport au « Jeune Arbre » (texte rédigé en 1925-26) qui parlait « dressé face à ses pères » et « peut-être un peu bref contre eux » (PR, I, 184)326.

Qui plus est, ce caractère social et sociable du pin, loin d’entraver son « expression », lui permet de se développer en hauteur dans la rectitude, forcé qu’il est de « restreindre sa liberté de développement à celle de ses voisins » (ibid., 401). C’est donc le fait d’être constitué en assemblée qui confère au bois de pins un développement en forme de « temple de la caducité ». Grâce à cette assemblée, le pin échappe à la « malédiction » qui, selon Ponge, frappe d’ordinaire les arbres. C’est tout le malheur d’expression des arbres qui est ainsi levé, ce malheur que Ponge a décrit à plusieurs reprises, notamment dans « Faune et flore ».Toute tentative d’expression de leur part était alors condamnée à « aboutir à un monstrueux accroissement de leur corps, une irrémédiable excroissance » qui ne consistait « qu’à répéter un million de fois la même expression, la même feuille ». Ainsi les arbres, qui « ne peuvent attirer l’attention que par leurs poses » s’emploient-ils continuellement « à compliquer leur propre forme » – jusqu’à ce que le découragement automnal les saisisse (PPC, I, 42-43). Le pin, lui, est protégé de ce sort par son assemblée, qui le contraint à tenir compte de ses « voisins » et donc à se débarrasser de ses ramifications latérales pour croître toujours plus haut. Ainsi l’assemblée rectifie-t-elle une injustice de la nature en même temps qu’elle rectifie le tronc de chacun de ses membres :

‘leur assemblée rectifia ces êtres qui, seuls, se seraient bellement tordus de désespoir ou d’ennui (ou d’extase), qui auraient supporté tout le poids de leurs gestes, ce qui aurait finalement constitué de très belles statues de héros douloureux. Mais leur assemblée les a délivrés de la malédiction végétale (ibid., 401).’

Toute la dernière partie du texte est consacrée à cette réflexion sur le rapport du pin à ses semblables, à sa société, à l’assemblée dont il est un membre, ce dont il tire plus de bénéfices que de contraintes. Là est sans doute le point que Ponge considère comme essentiel, puisque c’est celui qu’il choisira de mettre en exergue à l’ensemble du « Carnet », sous la forme de quatre vers titrés « LEUR ASSEMBLEE »327. Comment ne pas y lire une leçon à la fois poétique et morale ?328 Répudiant le modèle de la parole du « Jeune Arbre », parole orgueilleusement dressée dans sa solitude, « face à ses pères » et « contre eux », parole de « héros douloureux », Ponge intègre le nouveau modèle d’une parole tenue parmi ses pairs (et non plus ses pères) et qui peut exister – voire se fortifier – au sein des autres paroles, sans cette obsession de les « couvrir » pour se faire entendre, telle qu’elle se manifestait dans les écrits des années vingt. Le mot d’ordre du « parler contre » tend à évoluer vers un parler avec. La valorisation de l’exercice de la parole dans une assemblée – mot qui désigne aussi le public d’un orateur – évoque aussi le désir de plus en plus pressant d’être reconnu dans un auditoire, dont il importe donc de tenir compte. Ceci appelle un rapprochement avec une note écrite par Ponge quelques mois plus tard, qui fait primer la préoccupation de l’auditoire sur la tentation d’un idiome purement personnel :

‘Après tout, pourquoi pas, pourquoi ne dresserais-je pas, avec insolence, ma vision du monde ? Qu’est-ce qui m’en empêchera, moi, (…) qui désire seulement me lâcher, me débrider, me laisser courir mon galop, fouler le gazon, piétiner ce que bon me semble, violer de-ci de-là quelque secret, forcer quelque place forte, braire et ruer ? (…)
… Seulement voilà, il est probable que je vais être alors de plus en plus seul (…).
Quand j’aurai dévasté mon pacage, en serai-je plus avancé ? D’autre part, à défier le monde que gagne-t-on, sinon d’inspirer une certaine aversion ? (NNR II, II, 1185)’

Loin de toute « dévastation » solitaire, l’espace du bois de pins est traité comme une invitation à une déambulation partagée.

Notes
326.

Du reste le pin n’a pas le caractère d’un « jeune arbre », il s’y oppose par son expérience de la durée.

327.

« Leur assemblée / De leur vivant / RECTIFIA ces arbres / à fournir du bois mort » (RE, I, 377). Je ne reproduis pas ici le dispositif typographique complexe qui met en relation ces vers, deux à deux, par des flèches.

328.

La leçon est évidemment aussi politique, renvoyant à ce renforcement du sentiment d’appartenance collective que j’évoquais dans le chapitre précédent, et qui est lié à la fois au contexte de la guerre et au récent engagement communiste de Ponge.