Avec la deuxième partie du texte, « Formation d’un abcès poétique », la multiplication des variantes atteint un sommet : pas moins de seize variantes versifiées, précédées de cinq variantes sous forme de poèmes en prose. Il se produit une sorte d’emballement, qui fait tourner follement la machine poétique.
On assiste à la formation progressive de l’« abcès », qui commence le 22 août sous forme de poème en prose, et connaît à partir du 25 août une accélération spectaculaire : après une dernière version du poème en prose, on passe à la forme versifiée, avec seize versions qui se succèdent de manière ininterrompue, sans plus laisser place à aucun commentaire métatechnique. La rage formelle atteint un sommet avec la note finale datée du 2 septembre qui ramène l’ensemble des poèmes à cinq éléments constitutifs et suggère la possibilité de les combiner de manière quasi infinie : « On pourra dès lors disposer ces éléments ad libitum comme suit : 1 2 3 4 5 ; 1 2 4 3 5 ; 1 2 3 5 4... » (ibid., 397). Cette multiplication infinie du résultat équivaut à l’absence de résultat : si tant de combinaisons sont possibles, c’est qu’aucune ne s’est imposée comme nécessaire.
C’est dans ce passage du « Bois de pins » qu’a lieu l’accès le plus spectaculaire de cette rage de l’expression qui donnera son titre au recueil. Alors que la première partie insistait sur l’aspect paisible du bois de pins, ce lieu de « méditation » (ibid., 381), où l’on « évolue à l’aise » (ibid., 380), ce lieu où se produit « un évanouissement des qualités offensives » du vent et de la lumière dans une sorte de « températion » générale (ibid., 382), la rage surgit inopinément, sous la forme d’une frénésie d’aboutir. Fin de la déambulation aisée ; fin de la méditation : maintenant il s’agit de parvenir à l’expression. Le changement de rythme est total. La deuxième partie est bien une négation-recommencement de la première. La rage de faire, la rage d’aboutir à une forme l’a emporté sur la déambulation, sur la lente croissance, sur l’intégration progressive :
‘j’ai voulu de ce poème en prose faire un poème en vers. Alors que j’aurais dû défaire ce poème en prose pour intégrer les éléments intéressants qu’il contenait dans mon rapport objectif (sic) sur le bois de pins (ibid., 398). ’Le désir d’expression a court-circuité la connaissance : c’est ce que Ponge conclura après l’accès : « ici mon dessein n’est pas de faire un poème », « mon dessein est autre : c’est la connaissance du bois de pins » (ibid., 398-399). Le projet initial s’est perdu, s’est perverti, s’est corrompu.
Ponge se réfère-t-il au sens étymologique du mot « abcès » (abscessus « corruption ») quand il compare cet épisode à la formation d’un abcès ? En tout cas, voici le poème ramené à un symptôme douloureux, révélateur d’une infection interne, et l’obstination poétique à une pathologie. Or la forme du poème versifié, absente du Parti pris des choses fait précisément un retour spectaculaire dans les textes écrits au début des années quarante, et même dès « L’Oiseau ». La « rage de l’expression » est en grande partie une « rage de poème »330. C’est dans le « Bois de pins » qu’elle culmine, mais c’est aussi à partir de l’accès de rage poétique de ce texte – et des réflexions qu’il suscite – que Ponge va commencer à professer une méfiance systématique envers les termes « poésie » et « poète ». Il refusera avec véhémence la lecture « poétique » que fait Gabriel Audisio du « Carnet » comme témoignage de la « genèse d’un poème », y voyant un véritable « contresens » : « Non ! (…) il s’agit, au coin de ce bois, bien moins de la naissance d’un poème que d’une tentative (bien loin d’être réussie) d’assassinat d’un poème par son objet » (RE, I, 409). Il développe ainsi une nouvelle forme de « parler contre », présentant son « Bois de pins » comme « un effort contre la "poésie" » (ibid., 410) et récusant pour lui-même le titre de poète : « je ne crois pas relever de ta critique car je ne me veux pas poète » (ibid., 409). Ce que l’« abcès poétique » du « Bois de pins » l’a amené à constater, c’est l’insatisfaction que génère le désir d’aboutir à une forme (de la forme close de l’objet poème l’abcès imite la rotondité) quand celle-ci intervient de manière pathologique, prématurée, quand elle fixe un processus malsain. L’abcès poétique est une induration douloureuse qui paralyse le mouvement de la recherche. Le poème apparaît comme incompatible avec la connaissance ( « il s’agit de savoir si l’on veut faire un poème ou rendre compte d’une chose », écrira Ponge quelques mois plus tard331). Aussi les passages à la forme versifiée, dans les textes écrits ultérieurement, ne feront-ils plus l’objet d’aucun acharnement comparable à celui du mois d’août 1940.
Pour guérir, un abcès suppose une intervention violente qui consiste à le crever. Dans le « Carnet du Bois de pins », ce dénouement prendra la forme d’un brutal coup d’arrêt, d’un changement de ton radical, avec le passage à la troisième partie du texte.
Rage à laquelle le désir de plaire à Paulhan n’est pas étranger, puisque Ponge explique sa tentative de faire du « bois de pins » un poème en vers par le fait qu’il s’est « une fois de plus » « souvenu du mot de Paulhan : « Désormais le poème en prose n’est plus pour toi » (ibid., 398). Voir la lettre de Paulhan, datée de 1926, à laquelle Ponge se réfère ( Corr. I, 77, p. 72).
Dans le texte-manifeste qu’il placera en tête du recueil de La Rage de l’expression,« Berges de la Loire », (ibid., 338).