C. Fin du texte et lisière du bois

On l’a vu plus haut, les pins qui poussent en lisière ont cette particularité de pouvoir conserver leurs basses branches sur leur partie externe, celle qui est tournée vers la campagne. L’épaisseur persistante de leurs anciens développements leur permet ainsi de « border leur société, d’en cacher les arcanes » (ibid., 399). Cependant cet écran des pins de l’orée ne fonctionne que dans un sens: « Si les individus de l’orée (...) cachent assez bien l’intérieur aux regards de l’extérieur, ils ne cachent que très mal l’extérieur aux regards de l’intérieur. Ils se comportent à la façon de vitraux » (ibid., 400). Cette remarque permet à Ponge de reprendre la métaphore de la Cathédrale, présente dès les premières pages du « Carnet », et d’insister sur l’ensemble architectural que constitue en lui-même un bois de pins – à défaut du texte censé le décrire. Dans cette « forêt de colonnes » la lumière décroît au fur et à mesure que l’on s’éloigne de l’orée, jusqu’à parvenir « progressivement à l’obscurité totale (crypte) » (ibid., 400). Là est le signe de l’achèvement parfait : « L’on pourrait même dire que ce devrait être là le critérium de l’achèvement, la borne de ce genre d’architecture : le point où l’obscurité totale serait réalisée » (ibid., 400).

Ponge opère là une curieuse inversion spatiale des marques de l’achèvement : la borne est au centre... La leçon est aisément déchiffrable au niveau littéraire : si le critérium de l’achèvement est l’obscurité totale, le texte parfaitement achevé serait, aussi, parfaitement hermétique. Vu de son centre, le bois de pins ne se laisse plus saisir dans son ensemble. Ni par le lecteur (risque d’illisibilité) ni sans doute par l’écrivain (risque d’égarement). Pour gagner à la fois en lisibilité et en compréhension, il faut retourner vers la lisière du bois. Certes c’est le centre obscur qui constitue l’achèvement, mais c’est le bord qui donne le sens. Pour terminer ce texte fondamentalement inachevé qu’est le « Carnet du Bois de pins », il faut donc revenir vers ses bords, là où la lumière augmente. C’est là que le bois de pins délivre décidément son sens, en tant que « monument vivant » (ibid., 400). Aussi est-ce là le moment où peut prendre fin la déambulation, où l’on peut sortir du bois de pins, comme l’indiquent, en lettres capitales, les ultimes mots du texte: « FIN DU BOIS DE PINS / À PARTIR D’ICI L’ON SORT DANS LA CAMPAGNE ».

Il faut remarquer à quel point cette manière de signaler la fin du texte diffère de celle qui était pratiquée dans le Parti pris des choses. Tandis que les clausules finales étaient alors soigneusement intégrées au texte, celui-ci progressant vers elles comme vers sa chute, ici la mention d’achèvement en est ouvertement séparée, comme si elle restait arbitraire et eût pu intervenir à tout autre moment. En somme la fin dont il s’agit est davantage la lisière du bois de pins que celle du texte. Il s’agit de sortir du bois, de mettre fin à la méditation qu’il proposait en son sein (pour se retrouver à battre « la campagne »?), non d’achever le texte332.

Le « Carnet du Bois de pins » constitue ainsi une étape essentielle de la réflexion sur le thème de l’achèvement. Après avoir cédé, avec « l’abcès poétique » à la tentation d’un achèvement formel précipité, l’auteur congédie cette solution pour lui substituer celle d’un achèvement-inachèvement dicté par la nature même de l’objet. Le bois de pins offre en effet le modèle d’une ouverture-fermeture. Le plaisir qu’il dispense vient de ce que l’on y « trouve abri » mais « abri non absolu, non par isolement. Non! C’est un abri relatif. Un abri non cachottier, un abri non mesquin, un abri noble » (ibid., 380). Il s’offre « au milieu de la nature, sans séparation tranchée, sans volonté d’isolation » (ibid., 381). Et bien qu’il soit dépourvu de clôture apparente, il constitue pourtant une merveille architecturale par son ordonnancement progressif autour d’un centre obscur :

‘ce qui serait sublime réalisé dans une cathédrale (...), c’est pourtant bien à peu près cela qui est réalisé dans le bois, bien qu’il n’y ait à la limite aucun mur, que le monument respire en pleine nature, mieux qu’un poumon, comme des branchies (ibid., 400). ’

Cette clôture invisible, sans doute supérieure, sur le plan de la « connaissance » à celle d’une véritable clôture formelle, c’est elle qu’indique la mention finale de la « fin du bois de pins ». Simultanément, en notant « qu’à partir d’ici l’on sort dans la campagne » l’auteur signale que de ce mois d’août 1949 date l’entrée en campagne d’une nouvelle expérimentation poétique, exposée à de nombreux aléas.

Notes
332.

Du reste, comme pour lever tout doute à ce sujet, l’auteur fait précéder sa formule finale de deux signaux d’inachèvement : tout d’abord il recopie une nouvelle liste de mots cherchés dans le Littré, laissant ainsi à entendre qu’ils pourraient trouver plus tard leur usage. Ensuite, il désigne « son » bois de pins comme un spécimen encore très jeune, relevant de la catégorie que l’on appelle « futaie sur taillis », à laquelle appartient un « bois de 40 ans », dont le développement est encore en grande partie à venir : « tout ce petit opuscule n’est qu’(à peine) une "futaie sur taillis" » (ibid., 404). (Ponge lui-même est âgé à cette époque de quarante et un ans...)