Datation des fragments

Pour la première fois les notes sont référées avec précision au moment de l’énonciation : chaque fragment est précédé de la mention du jour où il a été rédigé, avec la précision supplémentaire du moment de la journée dans le cas où plusieurs fragments sont datés du même jour (« 13 août 1940 – Après-midi »). L’accent est mis ainsi sur l’énonciation autant que sur l’énoncé : chaque fragment est d’abord un événement. Ce que le texte donne à voir, c’est essentiellement la progression d’un travail, l’expérience d’une écriture. Le « Carnet du Bois de pins » constitue une tentative de journal poétique. Et il faut remarquer que le procédé, qu’il inaugure, de datation systématique des fragments, sera à partir de ce moment constant dans le travail de Ponge.

Or ce procédé fonctionne, dans le « Carnet », comme garant d’une sorte de nouveau contrat de transparence intégrale. Les variantes y prolifèrent avec une abondance jamais atteinte, comme si aucune de ces variantes ne devait demeurer cachée, comme si avec ce texte – le premier à porter le titre de « Carnet » – c’était vraiment l’ensemble du travail, « dans un élan naïf et sans remords, ni retouches ni repentirs » (ibid., 386), qui était offert au lecteur. Là réside une grande différence par rapport à d’autres textes ouverts antérieurs, comme « Faune et flore » et même « L’Oiseau », où en l’absence de datation on pouvait penser que certaines étapes avaient été mises hors champ. Dans le « Carnet », l’exhibition des notes prises au jour le jour, aboutit à un résultat extraordinairement hétérogène où tentatives poétiques et considérations personnelles non seulement coexistent mais peuvent prendre chacune les formes les plus variées : approximations successives, poèmes en prose, poèmes versifiées, brèves parenthèses métatechniques en marge du travail, commentaire des définitions du Littré, longues pauses réflexives, injonctions à soi-même, mémorandums…

Cependant le paradoxe est qu’à cette hétérogénéité maximale du texte répond une présence maximale du moi. L’instance qui est à l’origine du texte est seule capable de rendre compte de l’hétérogénéité de celui-ci, dont elle est à la fois la source et le principe unificateur. Le point d’aboutissement – l’achèvement du texte – compte moins que son point d’origine – l’intention de celui qui l’écrit. C’est celui-ci qui constitue le repère.