Signatures intérieures

L’« abcès poétique » est signé à la fin : « Francis Ponge, La Suchère, août 1940 ». Cela peut paraître paradoxal alors qu’il s’agit justement de la partie du texte envers laquelle Ponge se montre le plus critique. C’est là une manière d’assumer totalement le moment, la facette de la recherche que représente cet « abcès ». Et surtout il y a cette étonnante signature intérieure au moment de l’injonction créatrice adressée à l’objet : « Surgissez, bois de pins, surgissez dans la parole. L’on ne vous connaît pas. – Donnez votre formule. – Ce n’est pas pour rien que vous avez été remarqués par F. Ponge… » (ibid., 385) Pour reprendre les termes de Jacques Derrida, en même temps que les bois de pins sont « appelés à la surrection », le poète « leur parle de lui » ; à la chose muette il faut « donner jusqu’à l’ordre qu’elle me donne et dont je ne peux rêver de m’acquitter que par la puissance d’une écriture infiniment singulière (…), d’une signature »333.

Ces signatures sont en rapport avec le profond investissement personnel revendiqué par le texte. Ponge y témoigne en effet, dès le début, d’un besoin de redéfinir ses priorités d’écrivain en fonction de son désir profond, essentiel : c’est ce désir qui lui fait opérer sans hésitation ce « choix du Bois de pins » dont j’ai parlé au chapitre précédent, ou plutôt qui impose ce choix, avec évidence, contre les autres sujets (portraits, récits, considérations liées au moment historique) qui pourraient, en cet été 1940, solliciter l’écrivain :

‘Il me semble qu’à entreprendre l’un d’eux j’aurais aussitôt le sentiment qu’il n’est pas essentiel, que j’y perds mon temps. Et c’est au « bois de pins » que je reviens d’instinct, au sujet qui m’intéresse entièrement, qui accapare ma personnalité, qui me fait jouer tout entier. Voilà un de ces seuls sujets où je me donne (ou perde) tout entier : un peu comme un savant à sa recherche particulière (ibid., 405). ’

Cet investissement correspond à un besoin formulé en termes essentiellement personnels : « Mon dessein n’est pas de faire un poème, mais d’avancer dans la connaissance et l’expression du bois de pins, d’y gagner moi-même quelque chose » (ibid., 398, je souligne). Cette notion de gain personnel fait retour avec insistance dans le texte. « Qu’ai-je gagné pendant ces onze pages et ces dix jours ? » (ibid., 397), interroge Ponge lorsque se termine l’« abcès poétique », pour conclure quelques pages plus loin « La joie est d’abolir et de recommencer. Et puis c’est toujours plus haut que cela se passe. Il semble qu’on ait gagné quelque chose » (ibid., 401). Est-ce cela, la « conquête » que Ponge assignait pour but à son texte quelques jours plus tôt (« Ce n’est pas de la relation , du récit, de la description, mais de la conquête »334), une conquête essentiellement intérieure, et donc relativement indépendante de la réussite formelle du texte ?

Avec « Le Bois de pins », Ponge déclare ouvertement sa volonté de prendre pour guides ses besoins et ses désirs. Pour cela il met en place, d’entrée de jeu, un renversement remarquable des positions, se revendiquant comme lecteur de son texte.

Notes
333.

Jacques Derrida, Signéponge, Paris, Seuil, Fictions et Cie, 1988, p. 12, p. 20.

334.

RE, II, 405.