3. La rage d’appropriation de l’expérience intime

Si la nouvelle expérimentation qui se développe dès « L’Oiseau » et se systématise avec le « Carnet du Bois de pins » aboutit à des textes très longs, c’est parce que le but est moins cette fois de faire de ces textes des équivalents d’objets que de parvenir à saisir grâce à eux où se situe l’essentiel de l’expérience vécue au contact de ces objets. Or il faut pour cela convoquer, étaler l’ensemble des réflexions qu’ils suscitent, en vertu d’un procédé que Ponge explicite ainsi dans « Notes prises pour un oiseau » : « au fond ce qui importe, n’est-ce pas de saisir le nœud ? Lorsque j’aurai écrit plusieurs pages, en les relisant j’apercevrai où se trouve ce nœud, où est l’essentiel » (RE, 349). L’attention portée à la saisie de cette expérience relègue ainsi au second plan – momentanément – la question de l’achèvement du texte.

Avec les textes de La Rage, il semble que l’intérêt se déplace de l’objet vers l’expérience profonde vécue au contact de cet objet, vers l’« accroissement personnel » que permet cette expérience. La rage d’expression est rage d’appropriation du substrat subjectif sur fond de quoi l’objet se découpe. L’ex-pression, pour être juste, doit jaillir de ce substrat. Il s’agit en quelque sorte d’une deuxième manière de contenir la dérive des mots : en choisissant de décrire les objets, Ponge avait donné mission à ceux-ci de lester les mots d’un poids de réel. Quinze ans plus tard, il entend les enraciner aussi dans leur réalité subjective. On voit surgir dans « Le Mimosa » et culminer dans « La Mounine » un ancrage inédit de l’objet dans un contexte biographique. Cependant Ponge se méfie de toute dérive vers l’affect ; aussi l’enracinement dans le substrat émotionnel s’équilibre-t-il d’une mise à distance, favorable à l’expression. C’est entre ces deux pôles que progressent les textes écrits pendant ces mois de travail ininterrompu qui conduisent du « Mimosa » à « La Mounine ». La datation systématique des textes, à partir du « Bois de pins », permet de retracer ce cheminement et d’observer comment les différentes rédactions – parfois simultanées – interagissent.