C. « Berges de la Loire » (24 mai 1941)

Dans l’intervalle (le 24 mai) Ponge écrit le texte qui, placé en tête de La Rage de l’expression, servira de manifeste esthétique pour l’ensemble du recueil : « Berges de la Loire ». On peut s’étonner de voir ce manifeste insister sur la fidélité due à l’objet, alors qu’il survient au cours d’une expérience d’écriture dans laquelle la fidélité recherchée concernait moins un objet (non précisément délimité, comme on l’a vu) qu’une expérience : « En revenir toujours à l’objet lui-même », écrit Ponge, « reconnaître le plus grand droit de l’objet, son droit imprescriptible », « il n’a aucun devoir vis-à-vis de moi, c’est moi qui ai tous les devoirs à son égard » (ibid., 337). Mon hypothèse est que, à la suite de la syncope provoquée par « La Mounine », Ponge opère avec ce manifeste un recentrage sur l’esthétique objective, qui lui permet de contenir le risque de dérive dans l’affect, de contrôler le risque d’épanchement auquel le conduisait sa recherche sur « La Mounine » : « Quel poulpe a soupiré son envie aux cieux ? Gros coeur, s’est épanché ? Quel compte-gouttes a vidé son coeur gros ? » (ibid. 418) écrivait l’auteur quelques lignes avant d’interrompre son travail.

Face aux difficultés rencontrées dans l’écriture de « La Mounine », « Berges de la Loire » est aussi une manière pour Ponge d’éviter le découragement, en se fortifiant dans la résolution de privilégier l’acte de chercher sur celui de trouver : « ne sacrifier jamais l’objet de mon étude à la mise en valeur de quelque trouvaille verbale que j’aurai faite à son propos, ni à l’arrangement en poème de plusieurs de ces trouvailles » (ibid., 337). Le vœu qu’il formule est celui de savoir renoncer à toute tentative de conclusion prématurée : « Que mon travail soit celui d’une rectification continuelle de mon expression (sans souci a priori de la forme de cette expression) en faveur de l’objet brut » (ibid., 337). De fait, la reprise du travail sur « La Mounine » commencera par un rappel de cette résolution, et une acceptation, jamais formulée aussi nettement jusque-là, des tâtonnements de l’écriture dans la durée : « Cette étude devrait-elle être très longue encore (elle peut aussi bien durer des années...), ne jamais me laisser entraîner à oublier ce de quoi il s’agit pour moi, simplement – de rendre compte » (ibid., 420).

Le travail sur « La Mounine » reprend le 10 juin. Il va s’accompagner simultanément de la rédaction de « L’Œillet », que Ponge commence le 12 juin.