D. « L’Œillet » (juin 1941)

Ce texte lui aussi s’ente explicitement sur une expérience. Il cherche à faire coïncider dans un même ancrage le moment de l’énonciation et celui de l’expérience vécue : « Ces six premiers morceaux, la nuit du 12 au 13 juin 1941, en présence des œillets blancs du jardin de Mme Dugourd » (ibid., 359). A noter que, comme dans « La Mounine », le nom propre intervient comme garant de la référence à l’expérience, unique, précise, localisée. Mais dans « L’Œillet » l’émotion est beaucoup plus contrôlée. Dans le sillage de « Berges de la Loire », écrit quelques jours plus tôt, Ponge affirme et met en pratique son propos d’esthétique objective.

« L’Œillet » commence en effet par un mémorandum, avec consignes à l’infinitif, dont la forme comme le propos sont dans la stricte lignée des déclarations de fidélité à l’objet faites dans « Berges de la Loire » : « Relever le défi des choses au langage » (ibid., 357). On peut aisément en inférer que « L’Œillet » joue le rôle de contrepoids objectif à « La Mounine », dont l’écriture se poursuit concurremment. Il affermit Ponge dans les objectifs qui sont les siens depuis longtemps, en même temps que se poursuit l’expérience déroutante de « La Mounine ». Ainsi voit-on Ponge en revenir à des déclarations déjà formulées plusieurs fois sur l’augmentation de qualités pour l’esprit humain grâce à la considération des qualités de l’objet. Ponge (et son lecteur) sont là en terrain connu. On entre en somme dans la parenthèse d’un retour vers des objectifs bien dominés, à l’opposé de la syncope émotionnelle qu’a provoquée « La Mounine ». « Je choisis comme sujets non des sentiments ou des aventures humaines mais des objets les plus indifférents possible » (ibid., 357) écrit Ponge au moment où en fait il se débat avec les « sentiments » et « aventures » humains que brasse « La Mounine », et tente de comprendre ses « sanglots ».

« L’Œillet » est avant tout un texte résolu : son fragment final porte le titre « Rhétorique résolue de l’œillet ». Il ne procède pas par alternance de recherches tâtonnantes et de pauses réflexives : la partie métatechnique, concentrée au début du texte, a l’allure d’une déclaration de principe, et la recherche exposée ensuite fait figure d’application de ces principes. S’il s’y forme, comme dans « Le Bois de pins », une sorte d’abcès poétique (six poèmes en vers successifs et deux poèmes en prose), celui-ci ne donne pas lieu à remises en cause. Il est plutôt présenté avec détachement, à distance, comme une expérience dont on n’est plus dupe… La série des variantes se conclut sur un « etc. » laconique, que suit cette constatation : « Mon œillet ne doit pas être trop grand-chose : il faut qu’entre deux doigts on le puisse tenir » (ibid., 363). La conclusion de « L’Œillet »339 revient sur le thème de l’indifférence, comme sur l’un des principaux enjeux du texte, enjeu auprès duquel l’achèvement effectif du texte apparaît comme secondaire : « ainsi, voici le ton trouvé, où l’indifférence est atteinte. C’était bien l’important. Tout à partir de là coulera de source... une autre fois. Et je puis aussi bien me taire » (ibid., 365).

Cette apparence de détachement, de maîtrise, est d’autant plus remarquable que l’un des principaux motifs du texte est, si l’on observe la récurrence lexicale des mots « bouton » et « déboutonner », celui du déboutonnage, qui apparaît à la troisième page : « à bout de tige, hors d’une olive, d’un gland souple de feuilles, se déboutonne le luxe merveilleux du linge » (ibid., 358). L’œillet est ce « jabot merveilleux de satin froid », ce « luxe merveilleux du linge », ce « ruché à foison de languettes tordues et déchirées par la violence de leur propos », qui « à bout de tige, hors d’une olive, d’un gland souple de feuilles, se déboutonne » (ibid. 358, 359, 362). Maîtriser la tentation du déboutonnage, parvenir à un déboutonnage contrôlé : tel est peut-être l’un des principaux enjeux du texte.

De cette prise de distance le travail sur « La Mounine » va très vite bénéficier, y trouvant un second souffle.

Notes
339.

Conclusion rédigée probablement en 1944. Voir notice dans OC I p. 1031.