E. Fin de « La Mounine » (10 juin-5 août 1941)

Début juillet, Ponge place l’ensemble de ses notes en cours sous le signe de la distance « après-coup » en leur donnant le titre de : « Notes après-coup sur un ciel de Provence » (ibid, 421). L’après-coup en question désigne le moment qui a suivi ce « coup de gong » matinal sur la « tôle nocturne » (ibid., 421) que Ponge place alors à l’origine des vibrations étranges du ciel. Mais, dans sa seconde acception, il place l’écriture dans un après de l’émotion, il disjoint cette coïncidence du moment de l’écriture et du moment de l’émotion qui avait amené au bord de la « syncope », il introduit une distance qui permet à l’écriture de se mouvoir hors de cette syncope. De cette prise de distance témoigne le passage du présent au passé, à partir du 13 juillet, dans les évocations de l’émotion ressentie au lieu-dit « La Mounine » (ainsi par exemple ce qui s’écrivait « il y a comme des cendres éparses dans l’azur » devient-il deux pages plus loin « il y avait comme une dissémination de cendres dans l’azur ») (ibid., 421, 423, je souligne).

Le 19 juillet commence une longue pause réflexive, dans laquelle s’élaborent les moyens nécessaires à la prise de distance. Ponge y affirme son intention de dépasser – en l’élucidant – le « sanglot esthétique » qui a lancé sa recherche. Il souhaite s’attacher à la découverte de la « leçon » de la « loi » contenue dans ce ciel, loi dont son émotion n’a été que la manifestation intuitive :

‘Si j’ai été si touché, c’est qu’il s’agissait sans doute de la révélation sous cette forme d’une loi esthétique et morale importante. (…)
Il s’agit d’éclaircir cela (...), de faire servir ce paysage à quelque chose d’autre qu’au sanglot esthétique (ibid., 424). ’

Il ne s’agit pas de nier l’émotion, mais au contraire de l’approfondir jusqu’à ce qu’elle délivre son message, qui sera supra-individuel. Ce que Ponge cherche à atteindre, c’est une loi qui, bien que ressentie confusément par la subjectivité individuelle, relève d’un niveau plus profond et plus général, d’une strate quasi-archétypale. Il cherche une conciliation entre l’affect et la réflexion rationnelle – les deux pôles entre lesquels s’inscrit et s’écrit le texte.

Une intense réflexion, qui fait retour sur « Le Bois de pins », sur la correspondance avec Audisio, sur la préoccupation du combat pour les lumières amène enfin Ponge à convoquer, pour rendre compte de son expérience vécue, le modèle du savant, et à faire jouer dans un nouveau sens le mot « expérience »:

‘, il est intéressant de montrer le processus de « ma pensée ». Mais cela ne veut pas dire qu’il faille sous ce prétexte me lâcher, car cela irait à l’encontre de mon propos. – Mais il est très légitime au savant de décrire sa découverte par le menu, de raconter ses expériences, etc. (ibid., 427). ’

Six jours seront encore nécessaires avant que le modèle scientifique ne vienne fournir la piste qui permettra enfin l’élucidation. C’est chose faite le 25 juillet avec l’explication scientifique du bleu foncé du ciel par des lois physiques et optiques. Cette explication, « explication vraie » dit Ponge, selon laquelle « c’est la nuit intersidérale que, les beaux jours, l’on voit par transparence, et qui rend si foncé l’azur des cieux méridionaux » (ibid., 428) va fournir sinon un achèvement au texte du moins une réponse à l’interrogation qui animait la recherche.

Et dès lors, la réalisation effective du texte devient comme secondaire. L’important est cette réponse enfin trouvée, cette élucidation essentielle que le texte poursuivait depuis la première ligne. L’important, là encore, est ce qui a été gagné intérieurement. Le dernier paragraphe du texte, sur un ton spectaculairement apaisé, annonce la décision de savourer longuement la vérité enfin découverte : « il importe à présent de laisser reposer notre esprit, qu’il oublie cela (...) et cependant se nourrisse longuement, à petites bouchées, de cette vérité dont nous venons à peine d’entailler l’écorce » (ibid., 431). L’achèvement du texte est différé, et subordonné à l’incorporation complète de cette vérité :

‘Un jour, dans quelques mois ou quelques années, cette vérité aux profondeurs de notre esprit étant devenue habituelle, évidente – peut-être (...) écrirai-je d’un trait simple et aisé ce Poème après coup sur un ciel de Provence que promettait le titre de ce cahier, mais que – passion trop vive, infirmité, scrupules – nous n’avons pu encore nous offrir (ibid., 432).’

C’est un achèvement malgré l’absence d’achèvement.

Ouvrant son œuvre à l’expérience intime qui la fonde, Ponge l’ouvre dans le même temps à un usage élargi de la parole : les textes écrits au début des années quarante sont le lieu d’une confrontation aux représentations qui, primitivement, représentaient pour celle-ci des menaces. En s’y confrontant de nouveau, l’auteur apprivoise, un à un, les dangers qu’il avait d’abord mis en position de compromettre l’exercice de sa parole. Il les reconfigure méthodiquement, se donnant ainsi une nouvelle liberté par rapport à eux.