La boue, modèle de l’informe

Avec l’ « Ode inachevée à la boue », écrite en mars 1942, Ponge se mesure à un certain nombre de ses vieilles répulsions : avec ce qui salit et qui colle, avec une substance que l’on ne peut « aucunement informer » (P, I, 731) et qui menace donc ouvertement l’idéal, depuis longtemps formulé, de « faire quelque chose de propre » avec l’écriture. Mais Ponge s’emploie à reconvertir la passivité de la boue en un dynamisme rebelle et ombrageux : « la plus fine fleur du sol fait la boue la meilleure, celle qui se défend le mieux (…) de toute intention plasticienne. La plus alerte enfin à gicler au visage de ses contempteurs » (ibid., 730). La boue offre ainsi le modèle d’un défi adressé aux genres poétiques nobles (l’« ode », ici, sera parodique et « diligemment inachevée »).

La boue est communément déconsidérée aussi en ce qu’elle entrave la marche, ralentit la progression, « oblige à de longs détours » (ibid., 730), s’attache et pèse aux pieds du marcheur pressé de parvenir à son but, (ou du poète pressé d’achever son poème). Mais là encore, Ponge opère une reconversion positive :

‘Son attachement me touche, je le lui pardonne volontiers. J’aime mieux marcher dans la boue qu’au milieu de l’indifférence, et mieux rentrer crotté que grosjean comme devant ; comme si je n’existais pas pour les terrains que je foule… J’adore qu’elle retarde mon pas, lui sais gré des détours à quoi elle m’oblige (ibid., 730).

La réhabilitation de la boue est valorisation de l’avancée lente et progressive dans la matière verbale341. La langue est ici prise en compte à la façon d’un partenaire : cette identification ne va cesser de se renforcer dans l’œuvre.

Notes
341.

Le processus créateur est conçu, là encore, en opposition à celui de la création divine qui, d’un modelage de la boue, fait immédiatement surgir l’homme.