C. Déboutonnage et jaillissement de l’œillet

On a vu plus haut que le motif du déboutonnage contrôlé était central dans «L’Œillet ». Il est d’autant plus contrôlé qu’il donne lieu à un plaisir évident. Là encore la sexualisation du thème débouche sur une érotisation de l’écriture. Les pétales froncés de l’œillet sont immédiatement métaphorisés comme « luxe merveilleux du linge » puis, plus précisément, « culotte, déchirée à belles dents, d’une fille jeune qui soigne son linge », « robe fouettée », « bouillons de linge ou ruches /De satin froid / Riche opulent assemblage » (RE, I, 359-360). Le plaisir à regarder ce jaillissement des « chiffons de luxe » prend, un peu plus loin, la forme du plaisir (quasi-rabelaisien ?) à faire jaillir, en rang serré, une longue succession d’adjectifs propres à les décrire :

‘Froncés froissés frisés fripés
Frangés festonnés fouettés
Chiffonnés bouclés gondolés
Tuyautés gaufrés calamistrés
Tailladés déchirés pliés déchiquetés
Ruchés tordus ondés dentelés
Crémeux écumeux blanc neigeux (ibid., 361).’

On le voit dans le choix des adjectifs retenus : l’érotisme des pétales de l’œillet a partie liée avec la violence. « L’Œillet » décrit une prise de parole impétueuse, qui prend la forme d’un jaillissement multiple, d’où les mots ne sortent pas indemnes :

‘Leurs pavillons leurs lèvres déchirées
Par la violence de leurs cris de leurs expressions (…)
un ruché à foison de languettes tordues et déchirées par la violence de leurs propos (ibid., 361-362). ’

En insistant sur la violence de la fleur, Ponge prend le contre-pied de la tradition poétique qui y voit le symbole de la grâce et de l’harmonie. La fleur étant métaphore de la production poétique, l’œillet violent, aux pétales déchirés par ses propos offre le modèle d’une écriture sous pression, jaillissante, qui abîme au passage ce qu’elle amène au jour, qui violente les mots, altère et fait éclater les formes. Si l’on reconnaît ici le vieux désir de malmener les mots en les « défigurant », celui-ci n’en est pas moins profondément transformé : désormais plus érotique que défensif, il s’accompagne de la possibilité d’un abandon au jaillissement de la parole.

L’essence de l’œillet (de la prise de parole ?), c’est d’être un « petit œil », c’est-à-dire une chance d’ouverture, une possibilité de « déboutonnage » : « O fendu en Œ ! O ! Bouton d’un chaume énergique fendu en ŒILLET ! » (ibid., 363). La notion d’ouverture est ici aussi très érotisée : l’œillet emblématise une sorte de défaite du principe masculin (énergique, fermement dessiné, clos) forcé de s’ouvrir devant l’émergence d’un principe féminin (ouvert, opulent, débordant) :

‘A l’extrémité de sa tige (…) gonfle à succès un gland une olive souple et pointue que force à s’entrouvrir que fend en oeillet d’où se déboutonne
un jabot de satin froid merveilleusement chiffonné (ibid. 362).’

Si l’on se souvient qu’au même moment, avec « La Mounine », Ponge est aux prises avec le modèle éminemment viril qu’est le soleil, il semble que l’une des fonctions de « L’Œillet » soit de fournir un relais féminin à la toute-puissance mâle du soleil.

Avec ce jaillissement de la « parole » de l’œillet342 comme avec l’histrionisme de celle du mimosa, Ponge apprivoise en quelques sorte des modes de parole qui lui semblaient initialement menacer gravement l’écriture. Cependant la menace la plus grave de toutes est celle du mutisme, de la parole paralysée sous l’effet d’une tyrannie exercée à son endroit. Cette menace, historiquement la première (elle domine, dans les années vingt, tout le début de l’œuvre), qui se confond avec une menace de mort, Ponge s’y mesure également à cette époque : la « rage d’expression » qu’il lui oppose dans « La Mounine » est tentative de la conjurer.

Notes
342.

Jaillissement qui, rappelons-le, reste paradoxal au sens où il ne s’accompagne d’aucun laisser-aller mais est au contraire mis en scène au sein d’un texte qui reste extrêmement contrôlé.