D. Silence de mort de « La Mounine » 

Une « autorité terrible des ciels » (RE, I, 412) : tel est le constat qui domine les toutes premières tentatives de description de ce paysage entrevu un matin au lieu-dit « La Mounine ». Le paysage est comme étouffé, réduit au silence et à l’immobilité par ce « jour bleu de cendres » qui « pèse » sur lui, qui « tient toute la nature muette sous son autorité » (ibid., 415-416). A sa place de tyran, le soleil orchestre cet assujettissement général : « Le soleil trône – sur lequel il est impossible de maintenir le regard – et ses tambourinaires l’entourent, les bras levés au-dessus de leurs têtes » (ibid., 421). La nature semble sous le coup d’un incompréhensible châtiment : « immobilité », « stupéfaction », « sévérité », « punition », « étouffement » (ibid., 422). L’intensité de la « terrible lumière » confronte chaque objet à son ombre, si « nette et si noire » qu’elle semble vouloir l’engloutir : « Chaque chose est au bord de son précipice – comme une bille au bord de son trou » (ibid, 422). L’écrivain aux prises avec la tentative de décrire cette violence est, lui aussi, au bord de son précipice : il est conduit, comme on l’a vu plus haut, à une sorte de syncope qui l’oblige à interrompre son travail.

L’expérience que constitue la rédaction de « La Mounine » ramène Ponge au bord du gouffre qui le menaçait au moment du drame de l’expression. Lorsqu’il voudra expliquer, quelques années plus tard, en quoi le fait de prendre le parti des choses avait alors été salvateur pour lui, c’est cette même image du précipice qu’il utilisera :

‘Que fait un homme qui arrive au bord du précipice, qui a le vertige ? Instinctivement il regarde au plus près (...). On porte son regard à la marche immédiate ou au pilier, à la balustrade, ou à un objet fixe, pour ne pas voir le reste. (...) Le parti pris des choses, c’est aussi cela (M, I, 659). ’

Or dans l’expérience de « La Mounine » c’est l’objet même à décrire qui conduit au bord du précipice, car il concentre toutes les menaces, toutes les violences. L’enjeu est donc considérable.

La longue pause réflexive du 19 juillet 1941 va fournir les armes pour s’en sortir. Ponge s’y donne résolument le projet de dépasser l’émotionnel par le rationnel, en adoptant une attitude « scientifique », qui participe de sa lutte « contre l’obscurantisme » et la « barbarie ». La lutte se livre ici contre un ensemble complexe où toutes les violences semblent se rejoindre : derrière la violence métaphysique du ciel fermé et celle de toute « autorité terrible » (ici symbolisée par le soleil) tenant en échec la pensée, se lit en effet en filigrane la violence politique des événements qui « plombent » le ciel de 1941.

Le 25 juillet l’étau de la tyrannie enfin se desserre, avec la découverte de l’explication « scientifique » qui permet de détrôner le soleil en le démythifiant : alors que « le soleil est fait pour nous aveugler » en nous empêchant de percevoir la « nuit intersidérale », dans certaines régions comme la Provence la présence de « l’abîme supérieur (zénithal) » est « sensible même en plein jour » (RE, I, 430) car le soleil « triomphe moins de son adversaire principal : la nuit interstellaire » et c’est cette nuit « qui rend si foncé l’azur des cieux méridionaux » (ibid., 428). En somme le ciel ne paraît si terrible que parce qu’il est lui-même menacé par une réalité physique qui le dépasse. Bien avant « Le Soleil placé en abîme » (qui sera terminé en 1954), le soleil est donc déjà ici mis en abîme, contesté dans sa toute-puissance. La terreur-tyrannie qu’il impose initialement se trouve même reconvertie en possibilité de jouissance : « si l’on aime tant venir dans la région méditerranéenne c’est à cause de cela, pour jouir de ce mariage du jour et de la nuit, de cette présence constante de l’infini intersidéral qui donne sa gravité à l’existence humaine » (ibid., 430). On conçoit qu’une fois cet enjeu acquis, cette menace levée, ce précipice écarté, il soit besoin de reprendre souffle et que le texte s’arrête même s’il est inachevé.