E. De la coquille à la toile : « L’Araignée » (1942)

Après les textes de La Rage, et quelques mois seulement après la rédaction du tout premier passage du Savon, Ponge s’attelle à une description où se lit une évolution significative dans la représentation du rapport entre le locuteur et sa parole : « L’Araignée »343.

De même que dans le premier fragment du Savon, la réalisation orale de la parole est ici au premier plan, puisque dans les deux cas, la production est de « bave », que ce soit sous la forme de la mousse du savon ou de la toile sécrétée par l’araignée. Si le savon est un anti-galet (« point de galet (…) dont la réalisation entre vos doigts (…) soit une bave aussi volumineuse et nacrée ») (S, II, 363), la toile de l’araignée est, à ce titre, une anti-coquille, un fragile « ouvrage de bave », « de rien d’autre que de salive propos en l’air mais authentiquement tissus » (P, I, 763). Voici que le bavardage est pris en considération… En effet, hors de toute connotation négative, le mot signale le lien entre la parole et le corps : pas une « ligne » n’est tracée par l’araignée sans « que son corps n’y soit passé – n’y ait tout entier participé » (ibid., 763).

L’« ouvrage de bave » rappelle cette notion, chère à Ponge depuis longtemps, de la parole comme sécrétion. Avec « L’Araignée », Ponge réécrit « Notes pour un coquillage » (1927-28), où la parole était définie comme « la véritable sécrétion commune du mollusque homme » (PPC, I, 40), mais il passe, pour l’emblématiser, de la coquille à la toile. Transformation hautement significative : si dans les deux cas la sécrétion souligne l’articulation étroite entre le corps et l’œuvre, si dans les deux cas, « le génie se reconnaî[t] les bornes du corps qui le supporte » (ibid., 40), et « habite »344 véritablement son œuvre, les différences sont considérables. La coquille forme un rempart pour l’être qu’elle abrite, le protège et l’isole, en fait une entité séparée345. La toile au contraire, piège à insectes, est par nature en prise sur l’extérieur. Elle est conçue en fonction des insectes, comme le texte est conçu en fonction des lecteurs. (Certes, il s’agit de les capturer, mais l’intention est moins dévoratrice qu’elle le paraît, j’y reviendra plus loin). Le réseau lexical du tissage, abondamment déployé, permet du reste de renforcer l’analogie entre texte (étymologiquement tissu) et toile. Autre différence notable entre « Notes pour un coquillage » et « L’Araignée » : le premier texte insistait sur le caractère éphémère de l’animal, et montrait la coquille, après la mort de son habitant, lui survivant à la façon d’un tombeau vide ; c’est exactement le contraire dans « L’Araignée » : l’animal survit à sa toile abandonnée, ou même déchirée par la tête de quelque humain qui « en restera coiffé » (P, I, 765). Plus encore, il n’est nullement affecté par cette disparition de son œuvre, qui n’altère en rien son identité :

‘De ce répugnant triomphe, payé par la destruction de mon œuvre, ne subsistera dans ma mémoire orgueil ni affliction, car (fonction de mon corps seul et de son appétit) quant à moi mon pouvoir demeure ! (ibid., 765).’

C’est son propre triomphe que l’araignée souligne. L’être vivant est devenu plus important que la demeure qu’il a sécrétée ; autrement dit l’énonciateur prend le pas sur l’énoncé. L’œuvre n’est plus le tombeau de son habitant. Il n’est plus assigné à la forme qu’elle a prise. Du fait qu’elle est pour lui davantage instrument que rempart vital, il jouit par rapport à elle d’une autonomie nouvelle : son « pouvoir demeure » d’en sécréter à tout moment une nouvelle, plus adaptée peut-être. Ce pouvoir coïncide avec l’euphorie d’une mobilité retrouvée : « dès longtemps, – pour l’éprouver ailleurs – j’aurai fui… » (ibid., 765), dit l’araignée après la disparition de sa toile. Finalement « L’Araignée », tout en témoignant que le rapport au corps est plus que jamais présent dans l’œuvre, montre qu’un certain nombre de menaces qui avaient conduit à l’enfermement dans la parole-coquille sont levées. La sécrétion parolière s’ouvre à un devenir indéfini, dans une interaction nouvelle avec l’extérieur. Ce texte est donc une contribution importante à la libération de la parole – sous forme d’élargissement de son champ – dont témoignaient les textes de La Rage.

Mais avec le travail sur Le Savon, à partir de 1942, c’est cette fois un véritable bouleversement qui s’annonce : Ponge procède à un retournement et une réhabilitation spectaculaires des valeurs de la parole. Il met en œuvre, grâce à l’objet savon, un nouveau modèle qui se révélera d’un dynamisme puissant.

Notes
343.

Il achèvera ce texte en 1948, lors d’une deuxième campagne de rédaction.

344.

Le mot se retrouve dans les deux textes (PPC, I, 39 et 40 ; P, I, 763).

345.

J’ai signalé au chapitre 1 que secernere, d’où est issu « sécrétion », signifie « séparer ».