A. Interactivité

On note d’abord que le pouvoir purificateur a pour condition une nécessaire interactivité : la magie naît de la triade mains-savon-eau. Laissé à lui-même « inerte et amorphe dans une soucoupe » (ibid., 363), le savon en effet « se rembrunit, s’endurcit, se ride, se fendille » (ibid. 365), n’est qu’un « médiocre galet » (ibid., 366). Pour délivrer son pouvoir il a besoin d’être manié ( « si je m’en frotte les mains, le savon écume, jubile... »), (ibid., 362), et d’être additionné d’eau : « le jeu justement consiste à le maintenir entre les doigts et à l’y agacer par l’addition d’une dose d’eau suffisante pour obtenir une bave volumineuse et nacrée » (ibid., 366). Le bon usage du savon (de la parole) suppose donc, avec le geste de se frotter les main, un parti pris de contentement (il s’agit de se féliciter d’avance des possibilités offertes par les mots). Et ce frottement de mains jubilatoire autorisera le savon à jubiler à son tour en produisant de la mousse, à condition que soit intégrée l’action de l’eau, liant indispensable entre les mains et le savon. Jubilation générale, dans laquelle l’eau, loin d’être une ennemie, devient une alliée.

A cet égard le savon est un anti-galet – la référence au galet est du reste prégnante dans le texte – : s’il lui ressemble par sa forme, il a au contact de l’eau une réaction toute différente. Le savon est en effet

‘une sorte de pierre, mais qui ne se laisse pas rouler par la nature ; (…)
Il n’est, dans la nature, rien de comparable au savon. Point de galet (palet), de pierre aussi glissante, et dont la réaction entre vos doigts (...) soit une bave aussi volumineuse et nacrée (ibid., 362, 363). ’

Le passage du galet au savon manifeste l’intégration de l’action de l’eau, comme agent essentiel à la production d’une mousse-parole abondante et joyeuse. L’usage du savon est marqué d’interactivité ludique, il propose un espace de jeu où se combinent l’action des mains, de l’eau, du savon et de l’air : « l’air, l’eau et le savon alors se chevauchent, jouent à saute-mouton, forment des combinaisons emphatiques et légères » (ibid., 366). Emphase, légèreté, volubilité : ces caractéristiques de la parole du savon sont à l’opposé des règles esthétiques du parler contre. Le savon, lui, parle avec. Sa parole intègre les facteurs les plus divers (mains, eau, air) et les fait jouer. Grâce à lui, les mains et l’eau, l’être parlant et le flux verbal, connaissent une réconciliation si parfaite qu’elle prend figure de danse amoureuse :

‘(…) le pouvoir est aux mains du savon de rendre complaisantes les nôtres à se servir, à abuser de l’eau dans ses moindres détails, à nous la rendre attachée, soigneuse, attentive, à la transformer si bien qu’elle veuille désormais danser sans fin avec nous dans ses voiles, ses robes, ses écharpes de bal (ibid., 364). ’

La « rage » elle-même est intégrée au processus, mais sous la forme magnifiée de la « nacre » : « plus il bave, plus sa rage devient volumineuse et nacrée » (ibid., 362).

Cependant l’eau ainsi réhabilitée ne l’est pas par une transformation de ses valeurs intrinsèques ; elle l’est seulement par son association avec le savon, par l’interactivité où elle entre avec lui. Le savon est le catalyseur permettant l’action nettoyante de l’eau : « Il est avéré, en effet, que l’on ne peut se décrasser comme il faut à l’eau simple. Serait-ce sous des torrents de la plus pure. » L’action de l’eau seule ne suffit pas « à faire seulement sourciller la crasse sur l’épiderme » : « à n’importe quel décrassage sérieux, un morceau de savon est nécessaire » (ibid., 370).

Du reste le savon catalyse beaucoup plus encore : à son contact – si l’on peut dire –, Ponge remet en circulation un grand nombre d’écrits et de notions anciens, les retravaillant pour les transformer et les relancer dans une nouvelle dynamique.Il nettoie ainsi un certain nombre d’embarras anciens. C’est, à travers le thème de la toilette intellectuelle par la parole, un nouveau et joyeux départ : « Peau neuve ! Place nette ! » (ibid., 368).