B. Thème de la toilette intellectuelle par la parole

‘Si je voulais montrer que la pureté ne s’obtient pas par le silence, mais par n’importe quel exercice de la parole (dans certaines conditions, un certain petit objet dérisoire tenu en main), suivi d’une catastrophe subite d’eau pure, Quel objet conviendrait-il mieux que le savon? (ibid., 367)’

On est là au cœur d’une problématique très ancienne. La phrase fait écho à plusieurs textes des années vingt, dans une transformation dynamique de ce qui était alors drame. Echo d’abord à la formule du texte inaugural des Douze petits écrits : « Quelconque de ma part la parole me garde mieux que le silence » (DPE, I, 3). La parole passe donc d’une vertu en creux – garder – à une vertu pleine – produire la pureté. Par ailleurs, si l’exercice de la parole est dans les deux cas valorisé pour lui-même, quel que soit son objet, une précision supplémentaire intervient désormais : cet exercice doit s’accompagner de la « tenue en main » d’« un certain petit objet dérisoire ». Le savon devient ainsi l’emblème du point d’ancrage salvateur que fournit tout objet. On peut, à la limite, dire ce que l’on veut du moment que ce dire contribue à une saisie de l’objet. Le fait de « tenir en main » l’objet symbolise une garantie contre les dangers de la parole ; tout objet fournit cette « évidence muette opposable » (RE, I, 357) que Ponge évoquait dans « L’Œillet ». Mais le savon est particulièrement bien placé pour tenir ce rôle métaphorique puisqu’il garantit un nettoyage là où l’abandon à la parole pourrait prendre la forme d’un enlisement dans la parole sale. Tenir toujours en main l’objet, chercher à le traduire par une parole qui lui soit appropriée, c’est en somme garantir la propreté du langage par sa propriété. Il n’est pas indifférent que ce thème de la toilette intellectuelle soit celui qui informe principalement la relation au lecteur qui s’établit dans ce texte : « Cher lecteur, je suppose que tu as parfois envie de faire toilette? Pour ta toilette intellectuelle, lecteur, voici un texte sur le savon » (ibid., 368).

« Sur la lancée »346 du Savon, la métaphore de la purification se développe aussi dans « La Lessiveuse », rédigée pour l’essentiel en 1943347. Dans le prolongement de la réflexion inaugurée par Le Savon, Ponge place le thème de la purification au cœur du texte. La lessiveuse (l’écriture) y est présentée comme le lieu d’un puissant bouillonnement capable d’opérer une séparation entre le linge et la saleté. La référence à la « saleté » initiale dont la lessiveuse a charge de triompher est beaucoup plus insistante que dans Le Savon. Resurgissent dans ce texte des images venues tout droit du dégoût inspiré par les paroles, tel qu’il s’exprimait à la fin des années vingt dans « Des raisons d’écrire ». Ponge y définissait les matériaux langagiers, les paroles souillées par « les habitudes que dans tant de bouches infectes elles ont contractées », comme « un tas de vieux chiffons pas à prendre avec des pincettes » et « qu’on nous offre à remuer, à secouer, à changer de place. Dans l’espoir secret que nous nous tairons » (PR, I, 196). Ces vieux chiffons sales, les revoici, « tissus ignobles », « charge de tissus immondes » plongés dans la lessiveuse, qui offre la possibilité de les « secouer » cette fois d’une façon telle qu’elle triomphera de leur saleté :

‘La lessiveuse est conçue de telle façon qu’emplie d’un amas de tissus ignobles l’émotion intérieure, la bouillante indignation qu’elle en ressent, canalisée vers la partie supérieure de son être retombe en pluie sur cet amas de tissus ignobles qui lui soulève le cœur – et cela quasi perpétuellement – et que cela aboutisse à une purification (P, I, 739). ’

L’écriture devient donc une opération de catharsis, dont le moteur, on le voit, est la colère, cette « bouillante indignation », ce dégoût face « au sentiment de saleté diffuse des choses à l’intérieur d’elle-même », saleté dont la lessiveuse « à force d’émotion, de bouillonnements et d’efforts » parvient à « avoir raison – à séparer des tissus » (ibid., 740). La purification de la parole par la lessiveuse est essentiellement rageuse, violente, combative (conforme en cela au mot d’ordre ancien du parler contre) alors que dans Le Savon elle prendra une forme plus ludique, la production parfumée de cette mousse dont on se « frotte les mains » remplaçant l’action violente des jets de vapeur et des « bouillantes ardeurs ». La lessiveuse fournit un travail forcené, dont la finalité est « d’avoir raison » de la saleté. Elle est mue par l’indignation morale et le goût de la raison. Elle est essentiellement « sérieuse » (ibid., 739). Alors que le nettoyage opéré par le savon se fait, on l’a vu, dans une heureuse interactivité, dans une joyeuse « volubilité », qui n’exclut pas un certain lyrisme ou en tout cas un plaisir esthétique, dont la mousse est l’emblème : « grappes explosives de raisins parfumés », rendant les mains « complaisantes, souples, liantes, ductiles » ; « ivresse lucide et chatoyante » (S, II, 362, 365).

C’est ainsi que la pureté du langage s’obtient non « par le silence » c’est-à-dire l’abstention de la parole mais au contraire par l’« exercice de la parole » dans le souci de la propriété-propreté de chaque terme employé. En 1924 comme vingt ans plus tard, le risque principal réside dans le silence. Se taire, c’est laisser parler tous les impensés qui s’expriment en nous sans nous, tous les automatismes de la langue. C’est se laisser recouvrir et souiller par les paroles environnantes, qui représentent en permanence une menace d’ensevelissement mortel : « il faut à chaque instant se secouer de la suie des paroles » ; « le silence est aussi dangereux dans cet ordre de valeurs que possible » (PR, I, 163). Il est remarquable que cette « suie » évoquée en 1929-30 fasse retour dans le « prélude en saynète » du Savon (passage écrit en 1944), avec ces trois « ramoneurs » qui « font le geste de se secouer de la suie qui les couvre, passant leurs mains sur leurs figures, d’un air las » (S, II, 374). Se secouer apparaît comme un geste peu efficace, auquel Ponge propose d’en substituer un autre : se laver à l’eau et au savon. Passer de se secouer à se laver, cela témoigne d’un effort d’élaboration : à une réaction immédiate, instinctive, de pur rejet face à tout ce qui n’est pas soi, on substitue une action concertée, qui fait appel à deux éléments du monde (l’eau et le savon) et qui tout en étant moins brutale, moins fatigante, plus ludique, se révèle aussi la seule efficace. Après lavage sur la scène, « avec un gros morceau de savon très mousseux », les ramoneurs apparaissent « blancs et brillants, tout propres, radieux » (ibid., 378).

Avec le thème de la toilette intellectuelle resurgit aussi une autre image venue des années vingt : celle de la catastrophe des eaux. Le savonnage des mains – exercice mousseux de la parole – doit en effet être suivi d’« une catastrophe subite d’eau pure », opération finale indispensable pour « rincer tout cela » (ibid. 366). Il n’est nullement indifférent que Ponge réinvestisse là encore un thème, celui de la « catastrophe », qu’il avait utilisé vingt ans plus tôt, en plein drame de l’expression ; il suggérait alors, dans « Justification nihiliste de l’art » de « tout détruire sous une catastrophe des eaux », de « tout inonder » et explicitait l’allégorie en ajoutant : « Ainsi ridiculisons les paroles par la catastrophe, – l’abus simple des paroles » (PR, I, 124). Dans l’une et l’autre occurrences, Ponge fait jouer l’étymologie du mot « catastrophe » pour désigner ce qui s’abat dans un mouvement brusque de haut en bas. Mais l’acception courante de « catastrophe » au sens de « destruction » n’est convoquée que dans le texte de 1926. Dans la deuxième occurrence, rien de tragique dans cette catastrophe d’eau pure qu’on laisse simplement s’abattre du robinet à des fins de rinçage. L’eau cataclysmique est ramenée aux dimensions modestes d’un jet purificateur contrôlé. Si une certaine brutalité subsiste, elle manifeste plutôt la résolution avec laquelle est mis fin au jeu de la mousse. Le mot est en effet activé dans une autre acception, littéraire cette fois, la catastrophe étant aussi le dernier événement d’un poème dramatique. Le recours à cette acception avait du reste été préparé quelques lignes plus haut : « On sent que j’ai exagéré les développements, les variations ; (...) Je l’ai naturellement fait exprès. Sachant qu’il me suffirait d’un paragraphe de raison (ou d’ironie ?) pure pour nettoyer, dissoudre et rincer tout cela » (S, II, 366).

C’est une caractéristique du Savon que de retirer à l’eau son pouvoir, de prôner une libération par rapport aux propriétés qu’on lui attribue abusivement. L’eau est impuissante à « décrasser ». Souligner ce fait donne l’occasion à Ponge de régler des comptes avec certaines conceptions de la pureté :

‘L’on ne peut se décrasser à l’eau simple. Serait-ce sous des torrents de la plus pure. Ou dans le silence de la plus noire et la plus froide source, où la tentation peut te venir, ô jeune homme absolu, de te noyer (...). Et je ne citerai que pour mémoire la solution la plus périmée, qui consiste à s’immerger jusqu’à la ceinture, les bras croisés, dans quelque fade affluent de la mer Morte (ibid., 370-371).’

Sont mises là sur le même plan deux fascinations que Ponge entend combattre, deux variantes de cette « nostalgie de l’absolu » qu’il dénonce à la même époque dans ses réponses à Camus348. La première est celle du découragement face aux insuffisances et impropriétés du langage, découragement conduisant au suicide ou au silence, les deux étant confondus dans une même noyade au sein de cet élément verbal dont la liquidité « froide » et « noire » absorbe toute velléité d’exister dans une parole authentique – donc d’exister tout court. Ponge s’adresse évidemment là au « jeune homme absolu » qu’il a lui-même été. La deuxième fascination à combattre est celle de la recherche de la pureté par la mortification religieuse passive, « les bras croisés ». Rappelons la rage athéiste qui anime Ponge à cette époque. Le sentiment religieux est considéré alors par lui comme une incitation au découragement. Au sentiment d’une souillure ontologique qui ne conduit qu’à la résignation, dans l’attente – « les bras croisés sur la poitrine » et « les yeux au ciel » (ibid., 376) – d’un rachat purificateur par la parole divine, il propose de substituer une pratique active de la parole, une appropriation de son destin, une prise en main de ce destin comme on prend en main le savon. C’est dire que toute réalisation consciente de la parole, aussi imparfaite soit-elle, participe déjà à la tentative de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». C’est défendre la prise de parole, enthousiaste, toute relative qu’elle soit, contre tout absolu paralysant. L’exercice de la parole est à tous les sens du mot un exercice. Et le savon se révèle là le meilleur emblème puisque son usage, loin de tout idéal de réalisation solide, parfaite, monumentale, implique une effervescence, une « bave » ou une « rage » nacrée, une joyeuse production de mousse, bref un « bafouillage ».

Notes
346.

Ce sont les propres termes de Ponge dans l’ «Appendice VI » au Savon (S, II, 419).

347.

Le texte avait été commencé en 1940, mais les manuscrits montrent qu’il était alors essentiellement consacré à la célébration d’une « belle machine à vapeur ». Voir notice dans OC II p. 1157.

348.

Dans les « Pages bis ».