Thème du bafouillage

« Cette version, dite du “bafouillage du savon”, est du 3 juin 43 à Coligny » (S, II, 366) : ainsi se conclut le premier fragment rédigé par Ponge lorsqu’il reprend son travail sur Le Savon, après un an d’interruption ; c’est la première fois que le texte se place ainsi dans une référence explicite à la réalisation orale de la parole. Les qualités caractéristiques du savon permettent une réhabilitation – y compris dans son imperfection – de cette parole orale que Ponge a naguère tellement vilipendée. Il s’agit ici là d’une étape déterminante dans l’évolution de la poétique pongienne.

‘Dieu merci, un certain bafouillage est de mise, s’agissant du savon. Il y a plus à bafouiller qu’à dire touchant le savon. Et il ne faut pas s’en inquiéter, s’inquiéter non plus de dire toujours la même chose. L’on peut, l’on doit bafouiller. Bafouiller, qu’est-ce à dire ? Se ridiculiser un peu, ridiculiser un peu les paroles. Mais tenant toujours le savon en main (ibid., 370)’

L’on voit faire retour ici un motif évoqué vingt ans plus tôt dans « Justification nihiliste de l’art », celui de la « ridiculisation des paroles »: « ridiculisons les paroles par (…) l’abus simple des paroles », écrivait Ponge en 1926. Comme toujours chez lui, le thème ancien est maintenu, mais il se transforme pour s’intégrer aux nouvelles avancées. Le « ridicule » n’est plus une ultime solution dictée par le désespoir, il est une stratégie tranquillement assumée, justifiée par l’objet. Du reste il n’est que relatif : « ridiculiser un peu les paroles » ; et il comporte sa sauvegarde : « mais tenant toujours en main le savon ».

« Plus à bafouiller qu’à dire » : la parole, intransitive, n’a d’autre but qu’elle-même, renvoie au moment précis où elle se forme dans la bouche, avec ses redondances, ses embarras, et ses incohérences apparentes. Même le bavardage honni revêt un aspect sympathique : le savon est « enclin à beaucoup dire. Qu’il le dise donc. Avec volubilité, avec enthousiasme. (...) Pierre bavarde... » (S, II, 371). S’opère là une libération par rapport aux impératifs catégoriques de l’ère précédente, une levée significative des inhibitions : à travers la labilité de l’écriture se fait jour un consentement nouveau à la perte.

Une forme de perte ou d’épuisement est sans doute en jeu dans toute parole. Le savon l’emblématise dans la mesure où il s’amenuise au fur et à mesure qu’il produit de la mousse : « Il y a beaucoup à dire à propos du savon. Exactement tout ce qu’il raconte de lui-même jusqu’à disparition complète, épuisement du sujet » (ibid., 362). La parole est à elle-même sa propre fin. L’eau qui permet au savon de mousser est aussi ce qui l’épuise. A la fin, une fois le sujet épuisé, il ne restera rien mais on aura parlé. On aura mis en oeuvre, aussi modestement que ce soit, le pouvoir purifiant d’une parole énergique. La parole vaut avant tout comme exercice351, comme moyen d’entretenir et de développer une pratique purificatrice du langage, et ceci indépendamment du résultat obtenu. En contraste avec le « qu’ai-je gagné pendant ces onze pages ? » (RE, I, 397) du « Bois de pins », la tendance est à l’acceptation de la dépense propre à la parole : il faut à l’homme, pour « se décrasser »

‘dans la main (dans la bouche) (…) quelque chose à la fois qui se déploie, se développe et qui se perde, s’exténue dans le même temps. Quelque chose qui ressemble beaucoup à la parole employée dans certaines conditions... (ibid., 368).’

Ce dont il s’agit en somme, dans ce passage du « bafouillage du savon » c’est d’une rééducation verbale, d’un apprentissage de l’élocution. Dans le même temps que Ponge, dans les « Pages bis » IV, affirme son désir de dépasser ce stade de la rééducation pour parvenir à « autre chose, bien sûr, plus important à dire » (PR, I, 211), il est en fait en train d’y aborder vraiment. Avec Le Savon, il en termine définitivement avec la tentation du mutisme : « Délier la langue sèche du savon » (ibid., 372), prendre en main le savon et lui adjoindre l’eau qui le fera mousser, c’est faire confiance à la parole, c’est se réjouir de l’employer, c’est lui donner les moyens de se révéler, de se délivrer. Métaphoriquement l’écrivain est à la fois les mains et le savon : l’opérateur et l’agent d’une libération. Il lui suffit pour cela de savoir solliciter comme il faut le savon-langage :

‘A peine l’a-t-on sollicité, quelle éloquence ! 
Avec quel enthousiasme, quelle chatoyante volubilité n’entoure-t-il pas les mains qui le délièrent de son mutisme, puis tout le corps de son libérateur (ibid., 370).’

Peut-être est-ce cette sollicitude du locuteur, prenant le pas sur la sévérité passée, qui manquait pour « délier la langue sèche du savon »… Qu’importe si elle donne lieu à un certain bafouillage. La jubilation dont s’accompagne le mousseux bafouillage du savon est la justification a posteriori des pratiques de répétition, reprises, variations, mises en oeuvre dans La Rage.

Notes
351.

« L’exercice du savon », tel sera le titre de l’un des principaux fragments du texte, écrit en 1946.