Tentative de théâtralisation

En 1944, lorsque Ponge remet en chantier son Savon, presque un an après l’exploration des thèmes de la toilette intellectuelle et du bafouillage, il s’essaie à le traiter sous une forme radicalement différente : celle de la saynète. Il explique ce choix par un désir de « rendre [s]es intentions plus claires, aussi claires que possible », compte tenu du « silence de Paulhan » et des « réserves de Camus » quant au « Prélude au savon », ce texte auquel il avait abouti en juillet 1943 et qu’il avait soumis à ces deux destinataires (S, II, 373). Dans sa nouvelle version (« Prélude en saynète ou momon »), le « Prélude » devient l’objet d’une courte scène, dans laquelle les phrases du texte se trouvent réparties entre un certain nombre de personnages. Ponge ajoute quelques personnages muets et – par le biais de nombreuses didascalies – des indications très précises de mise en scène.

Le texte du « Prélude au Savon » subit donc, selon les propres termes de Ponge, une « sorte de distribution », une distribution au sens théâtral, qui confie « à diverses voix, à divers personnages, le soin de les actualiser en les disant sur une scène (ibid., 373). Il s’agit de mettre en voix un texte : étape capitale dans le parcours de l’auteur que cette « venue à l’oralité » – pour reprendre l’expression employée par Jean-Luc Steinmetz352. Etape d’autant plus remarquable qu’elle réactualise un penchant pour l’écriture dramatique que Ponge avait manifesté dès les années vingt, mais sans le systématiser, ni l’utiliser comme alternative à un texte déjà écrit353. Or ici, il s’agit bien de se servir de la forme théâtrale pour clarifier après coup un texte dont les intentions n’avaient pas été perçues à la lecture (« quant au savon, vos intentions m’échappent un peu », avait écrit Camus354). Le passage à la forme dramatique serait-il alors la solution enfin trouvée pour établir le contact avec le lecteur ? Ce n’est pas si simple, loin s’en faut…

Ces voix sont en effet autant de rôles, et au sens propre autant de personæ. Or on se souvient de l’abhorration professée par Ponge, de longue date, pour toute complaisance à l’égard de la persona. Si le souci pédagogique de « rendre [s]es intentions plus claires » l’a conduit à distribuer des rôles, cela ne va pas sans une simplification qu’il nous invite à ne pas prendre au sérieux, en nous rappelant que tout rôle est un masque, et en qualifiant son essai théâtral de « mascarade ». Il l’intitule en effet « Momon », genre littéraire inventé par lui à partir d’un mot trouvé dans le Littré, et dont il explique qu’il est au sens propre « une mascarade, une espèce de danse exécutée par des masques ». Ponge propose de « nommer encore ainsi, par extension, toute œuvre d’art comportant sa propre caricature, ou dans laquelle l’auteur ridiculiserait son propre moyen d’expression », précisant enfin que « ce genre est particulier aux époques où la rhétorique est perdue, se cherche» (S, II, 374). La façon dont la saynète met en scène le thème de la toilette intellectuelle comporte en effet une tonalité comico-parodique évidente, comme si l’intention didactique s’annihilait d’elle-même à force de se lourdement désigner dans un traitement au premier degré du thème : ainsi la mise en scène utilise-t-elle largement des éléments de décor tels que source, robinet, pompe, et, bien sûr, morceau de savon. Ainsi encore le personnage de l’abbé, affublé d’un nom ridicule (Jean-Baptiste Gribouille) est-il traité de manière ouvertement caricaturale, dans ses gesticulations de piété purificatrice : « Il montre le ciel d’un doigt prophétique, sort de sous sa soutane une statuette de Saint-Sulpice, la pose sur la table, la salue, fait plusieurs signes de croix et va s’agenouiller sous la pompe, les mains jointes » (ibid., 375-376).

Est-ce à dire que ce « Momon » qu’est la mise en scène du « Prélude au Savon » aboutit à une caricature des paroles, faisant ainsi retour au vieux thème de la « ridiculisation » des paroles par leur « abus simple » (PR, I, 124) ? Non, car la caricature ne porte pas sur le texte lui-même, mais sur les moyens proprement théâtraux de sa mise en scène. Ponge insiste en effet, en préambule, sur le fait que la théâtralisation du texte n’implique aucune transformation de celui-ci, mais seulement sa distribution entre plusieurs personnages : il s’agit, dit-il, « sans rien changer pourtant au texte dont je m’étais satisfait, sans y ajouter rien, pas la moindre phrase, pas le moindre mot », de « concevoir une sorte de distribution des éléments de ce texte, je veux dire des différentes propositions (au sens grammatical) dont il était composé ». Distribution, précise-t-il, « au sens où un metteur en scène (…) distribue à diverses voix, à divers personnages, le texte qu’il a mission de transformer en spectacle » (ibid., 373). Mais – il le rappelle une fois encore – le « texte lui-même ne devait s’en trouver en aucune manière modifié » (ibid., 373). Ce que je lis dans cette insistance, c’est un désir d’établir une équivalence, une permutabilité entre écrit et oral : le texte dit n’a pas à être conçu expressément pour cet emploi ni donc à différer en cela du texte écrit. La parole est une, qu’elle soit écrite ou orale. Seul le moment de sa réalisation à travers une voix différenciera la première de la deuxième. Ponge ne cherche pas à oraliser certains de ses textes par rapport à d’autres qui resteraient essentiellement écrits ; il n’est pas intéressé par la mise en œuvre sporadique d’une oralité dans l’écriture. Son aspiration va vers une essence de la parole, susceptible de s’actualiser sous des formes variées.

Témoigne aussi de cette circulation continue entre écrit et oral le dispositif scénique imaginé à la fin de la scène : à la suite de l’injonction que le « Lecteur absolu » adresse au « Poète » (« Donne la parole au savon !355 »), celui-ci vient se placer sur le devant de la scène et déclame un poème – un morceau de savon à la main. Mais pendant la déclamation, s’entendra en sourdine « dans un contrepoint rigoureux » une musique « inspirée du bruit des machines à écrire ». Et en effet une machine à écrire, actionnée par la dactylo, « fonctionnera constamment » tandis qu’un dispositif visuel s’attachera à matérialiser de manière spectaculaire l’accession du poème au rang de texte écrit :

‘Un violent projecteur oblique, éclairant de bas en haut et venant de la salle, projettera l’ombre du rouleau de la machine à écrire sur un écran qui remplacera la toile de fond. Sur cet écran, qui semblera la projection du feuillet placé sur le rouleau de la machine à écrire, montera en cinématographie le texte du poème, au fur et à mesure de sa déclamation (ibid., 376). ’

Ce dispositif met en place une inversion du rapport ordinaire entre texte et déclamation : ici l’on ne déclame pas un texte (préalablement écrit puis ensuite lu ou récité) ; c’est au contraire la déclamation qui donne existence au texte et lui permet de s’écrire, « au fur et à mesure ». Il y a donc une véritable assomption de l’oral : le passage par la voix génère le texte.

L’oral offre une issue à la difficulté d’écrire, et c’est ce que mettent en relief les didascalies. Elle visent en effet à faire comprendre, dès le début de la scène et avant toute prise de parole, que la situation initiale correspond à l’échec d’une tentative d’écriture : les personnages, tous férus d’écrit puisque « tous tiennent un livre ou des papiers » s’écartent les uns des autres, « l’air plus mécontent encore que fatigués » tandis que la dactylo rhabille la machine à écrire « de sa gaine en toile cirée noire » (ibid., 375). Puis « ils se penchent d’un air peu satisfait sur les feuillets qui viennent d’en être extraits, et finalement se trouvent d’accord pour autoriser la dactylo à tout déchirer. » Du reste Le Poète en se levant avait « abandonné ses papiers » (ibid., 375). Ce n’est que lorsque, à la fin de la scène, il s’avancera pour déclamer, tenant en main non un texte mais « un morceau de savon », que la machine à écrire pourra, simultanément, rentrer en fonction, débarrassée de sa « gaine » et actionnée par la dactylo qui, dans le même mouvement se débarrasse de sa robe et « apparaît nue » (ibid., 377) : c’est grâce à l’intervention d’une voix et d’un corps que le texte pourra s’écrire ; l’opération d’écriture, montrée en direct, et relayée par la nudité féminine, signale son ancrage dans le corps et son érotisation.

Cependant la fin de la scène ne se laisse pas ramener pour autant à un happy end où toutes les difficultés se verraient résolues, car il manque pour cela un élément majeur, à savoir la déclamation du poète. Elle brille en effet par son absence, sa mise en ellipse étant soulignée par Ponge, qui commence par l’annoncer (« alors donc commencerait la déclamation du poème proprement dit ») pour aussitôt la différer (« dont je vous donnerai idée dans un moment ») (ibid., 377) et finalement l’escamoter : la scène se termine sans que soit apparu ce poème356. Dispositif singulièrement complexe, donc, que cette adaptation théâtrale du Savon, toute construite autour de l’avènement annoncé d’une parole, censée s’actualiser simultanément par la voix et par l’écriture, pour être finalement rejetée hors champ… Il s’agit bien d’un « prélude », comme l’annonce le titre de ce morceau : Le Savon est encore à venir. Du moins l’ellipse de la déclamation du poème permet-il à celui-ci d’échapper à la désignation de « momon » qui coiffe l’ensemble : le Poète est le seul à se tenir hors « mascarade » puisqu’il élude le rôle qu’il devait y jouer. Du moins aussi une avancée déterminante vers l’exploration des ressources de la voix aura-t-elle eu lieu. Ce « Prélude en saynète ou momon » ressemble fort à une première « Tentative orale », qui n’aurait pas encore les moyens de s’assumer comme telle, mais qui ouvre la voie vers la décision – qui sera prise en 1946 – de « parler » le Savon faute de parvenir à l’écrire, décision d’où naîtra la « Tentative orale » de 1947.

En 1944, cette avancée vers la parole est encore hésitante, retenue, ambiguë. D’où les paradoxes qu’elle présente, et auxquels du reste il faudrait encore ajouter celui-ci : censée être une simple « distribution » du texte entre « diverses voix, divers personnages », elle ménage en réalité une plus large place aux didascalies qu’au texte destiné à être prononcé. D’où aussi les réticences de Ponge face à sa réalisation : il ne la communiquera pas à Camus, alors même qu’elle était destinée à l’origineà « rendre plus claires » auprès de ce dernier ses « intentions », et ne cherchera pas à la mettre en scène. S’il a travaillé à une mise en voix, il ne destine pas encore ces voix à être entendues. Il s’agit d’un travail « pour lui seul » et il y insiste : « Ce spectacle ne fut jamais représenté. Je n’y avais abouti, comme j’ai dit, que pour moi-même » (ibid., 379). D’où enfin les scrupules exprimés après coup :

‘J’en éprouvais une sorte de remords, de mauvaise conscience. Je me disais qu’il n’était pas digne d’un écrivain de mon genre de s’en remettre, pour se faire comprendre, à de telles facilités, à de tels expédients. Et qu’enfin un texte devait se suffire à lui-même, et n’avoir pas besoin d’être représenté (ibid., 379).’

Avancée vers la « Tentative orale », cette théâtralisation du « Prélude au Savon » participe néanmoins encore, par sa tonalité parodique, sinon de la dérision du moins de la méfiance qui s’exprimait en 1924 dans « Le sérieux défait » – cette mise en scène de l’échec d’une parole proférée en public. Comme ce très ancien texte, la saynète du Savon pourrait en somme déboucher sur la question : « Etait-ce bien ce soir que je devais parler ? » (DPE, I, 10). Et pourtant, malgré reculs et délais, Ponge est déjà en chemin vers son destinataire, définitivement engagé dans la rencontre de son lecteur.

Notes
352.

« Le prélude-saynète proposé consigne une venue à l’oralité qui ne fera que s’accentuer jusqu’à n’être plus qu’inflation de paroles, dans le texte lu à la radio en 1964. » (J. L. Steinmetz, « Une leçon de détachement », Cahiers de l’Herne, op. cit., p. 159).

353.

« L’Imparfait ou les poissons volants » (1924) se présente déjà comme une scène de théâtre, précédée d’une liste de personnages en bonne et due forme (PR, I, 180). Et en 1925, Ponge travaille, comme en témoigne sa correspondance avec Paulhan, à une tragédie en cinq actes. Sur cette présence de la théâtralité dans l’œuvre de Ponge, voir l’article de Philippe Met, « Entre théâtralité et oralité : Ponge ou la (mise en) scène de l’écriture », in Ponge, résolument, op. cit., p.101-114.

354.

Extrait, cité par Ponge, de la lettre de Camus (S, II, 372).

355.

Ibid., 377. Je reviendrai plus loin, pour la commenter, sur cette notion de « lecteur absolu ».

356.

En tiendra lieu un passage rédigé deux ans plus tard, « L’exercice du savon », texte dont Ponge précisera qu’il faut le « déclamer un peu comme l’aurait fait LE POETE, en se lavant les mains au pro-scenium, dans le spectacle que j’avais un moment, – vous vous en souvenez ? – conçu » (ibid., 390).