6. Le lecteur, figure essentielle de la nouvelle poétique

La période 1938-1944 constitue véritablement une charnière dans l’histoire de la relation de Ponge à son lecteur. C’est l’époque où l’œuvre va enfin trouver des lecteurs, mais surtout c’est celle où se produisent, au sein des textes eux-mêmes, en particulier La Rage de l’expression et Le Savon, des avancées décisives : une relation au lecteur s’y établit et s’y met en scène progressivement ; son importance ne cessera plus ensuite de s’affirmer. Ce phénomène est étroitement corrélé à la poétique nouvelle dont on vient de voir les éléments essentiels. C’est au moment où le texte renonce à la perfection qu’il ménage au lecteur une place nouvelle. C’est là où le texte se met à bâiller que le lecteur trouve à s’insinuer et à s’inscrire.

La présence d’un je qui s’affiche comme instance énonciative du texte est, rappelons-le, la première condition de l’établissement d’une communication. Or ce je qui, comme on l’a vu, avait déjà fait des apparitions sporadiques dès l’ère du Parti pris des choses, passe à une place de premier plan dans la poétique nouvelle mise en œuvre par l’auteur. Tous les textes écrits à cette période, textes dont l’objet essentiel, avant d’être le bois de pins ou le mimosa est la « rage » de parvenir, à leur propos, à l’expression, se réfèrent avec insistance au je qui est aux prises avec l’écriture : le commentaire « métatechnique » ou « proêmatique » y est central. Il me faut examiner en détail la manière dont ces textes font entrer le je dans un réseau de relations avec son pôle complémentaire, la deuxième personne, le tu ou le vous. Et d’abord me pencher sur l’emploi de ce « nous » aussi fréquent qu’ambigu par lequel l’auteur s’associe à son lecteur.