A. Un nous à double entente

Le nous d’appartenance à la communauté humaine

L’usage d’un nous signifiant l’appartenance à une communauté est en rapport étroit avec l’engagement politique de Ponge à cette époque – tel qu’il a été présenté au chapitre précédent. Le sentiment d’un devoir moral et politique de l’écrivain confère au texte une finalité qui implique les destinataires. Ponge, à cette époque, assigne à son œuvre l’ambition d’une participation à un progrès de l’humanité. Et cette mission vient s’articuler avec la nouvelle démarche poétique : désormais l’esthétique du work in progress s’inscrit dans la perspective d’une « humanité in progress ». Cette ambition repose sur une confiance dans le devenir (de l’écriture, de la société) qui prend en compte le temps, les délais nécessaires, les échecs et recommencements à prévoir, la patience indispensable. Le travail se trouve situé par rapport à un horizon qu’il serait présomptueux de vouloir atteindre d’emblée. L’exercice de la parole est une contribution à cette avancée. Celle-ci doit passer aussi par l’effort de transformation effective des conditions sociales, auquel Ponge accorde une grande importance à cette époque. Ainsi l’inachèvement des textes de La Rage participe-t-il d’un renoncement à la position du tout ou rien. La réalisation d’un monument compte moins qu’une contribution à la mise en mouvement ou, pour reprendre les termes utilisés dans « La Crevette » (1926-1928), l’« architecture » importe moins que la « cinématique » (même l’errance – dans le bois de pins – peut se révéler fructueuse…).

Dès la première ligne des « Notes prises pour un oiseau », texte inaugural de la nouvelle pratique poétique, l’emploi du nous replace l’interrogation sur l’objet oiseau dans l’histoire humaine : « Il est probable que nous comprenons mieux les oiseaux depuis que nous fabriquons des aéroplanes » (RE, I, 346). La conclusion du texte revient insister sur l’association étroite entre l’écrivain et la collectivité ; on y observe un glissement de « je » à « nous » puis à « l’homme », qui débouche sur la revendication finale d’une poésie au service de tous :

‘Si je me suis appliqué à l’oiseau (...), c’est pour que nous fabriquions des aéroplanes perfectionnés, que nous ayons une meilleure prise sur le monde. Nous ferons des pas merveilleux, l’homme fera des pas merveilleux s’il redescend aux choses (...). Il aura progressé vers la joie et le bonheur non seulement pour lui mais pour tous (ibid., 355, je souligne)357.’

« La Mounine », bien que témoignant d’une implication personnelle très forte, participe d’un effort permanent pour mettre le « sanglot » individuel au service d’une élucidation générale. Venir à bout du sentiment de paralysie ressenti face à « l’autorité terrible » du ciel c’est participer à un combat général contre l’obscurantisme, « militer » contre « cet obscurantisme qui risque à nouveau de nous submerger au XXè siècle » (ibid., 425). Le triomphe final par rapport à la tyrannie du soleil, ce soleil « fait pour nous aveugler » (ibid., 430, je souligne) est un affranchissement collectif, l’invitation faite à tous de « jouir de la nuit en plein jour et sous le soleil », « jouir de ce mariage du jour et de la nuit (…) qui donne sa gravité à l’existence humaine » (ibid., 430). Quant au Savon il propose à tout homme conscient des « souillures » du langage une stratégie de purification, ainsi qu’une émancipation par rapport aux dogmes religieux : « Quelle magnifique façon de vivre nous montre le savon ! » (S, II, 365).

Le nous d’appartenance à la communauté est finalement souvent utilisé à des fins d’exhortation, où s’affirme l’aspect volontiers didactique de la parole pongienne. Il faut souligner que l’exhortation, chez Ponge, n’émane jamais d’un je prétendument détenteur d’une vérité à transmettre à un vous demandeur de « leçons ». Le je partage en effet les aspirations d’un nous communautaire. Cependant cette communauté renvoie parfois surtout, dans une extension moindre, à l’ensemble formé par l’auteur et ses lecteurs.

Notes
357.

Ressortit également à cette inscription de la recherche dans une dimension collective toute la réflexion sur le pin comme arbre social (voir supra dans ce chapitre, « Le pin, membre d’une assemblée », p. 252 sq.).