Le nous de complicité avec le lecteur

Le nous se réfère parfois non plus à la communauté humaine mais à celle, plus restreinte, des individus qui, en même temps que l’auteur, sont intéressés à la recherche mise en jeu par le texte.La différence entre les deux acceptions est sensible si l’on compare par exemple dans « La Mounine » la mention du soleil « fait pour nous aveugler » (« nous » = les êtres humains) et la phrase finale faisant allusion à l’achèvement à venir du texte : « peut-être écrirai-je d’un trait simple et aisé ce Poème (...) que promettait le titre de ce cahier mais que (...) nous n’avons pu encore nous offrir » (« nous » = les lecteurs du texte, parmi lesquels son auteur) (RE, 430, 432, je souligne)358.

La frontière est ténue entre ce nous qui opère une association entre le je écrivant et ses lecteurs, et le nous traditionnellement appelé « de modestie », c’est-à-dire simple variante du je, par laquelle l’auteur s’efface dans une pluralité fictive. Cependant dans le cas de Ponge il ne s’agit ni d’une « simple » variante ni d’une « fiction » de pluralité. Il y a chez lui, manifestement, le sentiment que la recherche met en jeu plus que le je, et donc une tendance naturelle à élargir jusqu’aux dimensions du nous l’instance qui cherche. Extrêmement fréquent, ce nous fait fonction de stimulation interne, régulièrement injectée dans le texte comme pour relancer sa dynamique. Ainsi, à propos du savon : « Quelle jubilation dont il faut bien que nous rendions compte ! » ou « Observons-le [le savon] dans le milieu aquatique. (...) Dirons-nous qu’il y mène une existence dissolue ? » (ibid., 370, 380).

De manière générale les injonctions à poursuivre ou infléchir la recherche, injonctions qui rythment régulièrement les textes, sont majoritairement formulées à la première personne du pluriel : « Parlons simplement » ; « allons donc plus au fond »; « revenons vite à notre recherche » (RE, I, 386, 387, 399) ; « Mais poursuivons et nous allons atteindre à la raison d’être (...) du savon » (S, II, 380). Comme si la dimension dialogique ou conversationnelle du texte était essentielle à son dynamisme. C’est là une caractéristique essentielle de l’écriture de Ponge et il me faut m’y arrêter.

Notes
358.

Autre exemple, tiré du Savon : « Et nous glissons ainsi des mots aux significations... parmi une ivresse lucide et chatoyante » (S, II, 364, je souligne).