B. Une scène conversationnelle

De longue date et même dès ses premiers écrits « proêmatiques », Ponge a tendance à consigner ses réflexions sous la forme d’un dialogue entretenu avec lui-même359. L’avancée de sa réflexion se traduit volontiers sous la forme dramatisée d’une scène conversationnelle. Cette mise en scène a probablement pour lui, dès l’origine, une fonction heuristique essentielle.N’écrivait-il pas, dès les années vingt : « L’allure du génie est à l’allure de la conversation » (PE, II, 1023), phrase dans laquelle le mot « génie » est sans doute à entendre surtout dans son sens premier d’aptitude à la découverte ?

Ce procédé de la mise en scène conversationnelle – à travers notamment l’usage des questions – s’amplifie dans les années 1940, en même temps que la frontière devient de plus en plus floue entre adresse à soi-même et adresse au lecteur. Ainsi dans « Le bois de pins », si la question posée juste après l’épisode de l’abcès poétique semble assez clairement adressée à soi-même : « Pourquoi ce dérèglement, ce déraillement, cet égarement ? » (RE, I, 398), en revanche l’interrogation est beaucoup plus nettement rhétorique, au service d’une finalité didactique, dans cette autre question : « Le pin n’est-il pas l’arbre qui fait le plus de bois mort ? » (ibid., 379). Et les dernières lignes du texte opèrent de manière spectaculaire le glissement vers autrui de questions qui semblaient d’abord exprimer un simple dialogue intérieur :

‘Mais là une question du premier intérêt se pose.
Alors qu’en l’air les branches des pins se respectent mutuellement, (…) en est-il de même dans la terre de leurs racines ? Serait-il possible de dissocier par la base une forêt sans amputer dangereusement chaque individu ? Qui le sait ? Qui veut me répondre ? Cela est nécessaire à la suite de ma recherche… (ibid., 402).’

C’est ainsi que se termine effectivement l’exposé de la recherche : sur cette question qui laisse la parole au lecteur, qui sollicite son aide comme condition à la poursuite du texte.

Le procédé de la scène conversationnelle, même lorsqu’il n’en appelle pas aussi nettement au lecteur, permet à celui-ci de saisir au plus près les mouvements de la pensée, comme dans l’instant même de leur surgissement :

‘Connaissant et l’arbuste et le nom du mimosa, il devient difficile de trouver mieux pour définir la chose que ce nom même.
Il semble qu’il lui soit parfaitement appliqué, que la chose ici ait déjà touché des deux épaules...
Mais non ! Quelle idée ! Puis, s’agit-il tellement de le définir ? (ibid., 368).’

Ponge use aussi du procédé comme d’un jeu, qui en appelle à la connivence du lecteur . Ainsi dans « La Guêpe » : « Qu’est-ce qu’on me dit ? Qu’elle laisse son dard dans sa victime et qu’elle en meurt ? Ce serait assez bonne image pour la guerre qui ne paye pas » (ibid., 341), ou dans « L’Œillet » : « Assez là-dessus, n’est-ce pas? Lâchons la racine de notre œillet » (ibid., 364).

Les questions que Ponge met en scène appellent des réponses : le dialogue avec soi-même prend souvent la forme de mises au point explicatives, ces pauses réflexives dont j’ai déjà cité dans ce chapitre un grand nombre d’exemples. Or ce qui est frappant à leur lecture, c’est que Ponge s’explique à lui-même comme il le ferait auprès d’autrui, de manière toujours extrêmement claire, avec un souci manifeste de rendre compte. Parmi des dizaines d’exemples possibles, je citerai ce début d’explication, tiré du « Carnet du Bois de pins » :

‘Il faut en passant que je note un problème à repenser quand j’en aurai le loisir : celui de la différence entre connaissance et expression (rapport et différence). C’est un grand problème, je m’en aperçois à l’instant. Petitement, voici ce que je veux dire : (…) (ibid., 398). ’

Le même souci de clarté préside aux brefs commentaires ponctuels qui émaillent le texte. Rien n’empêcherait Ponge de noter en style télégraphique ou du moins elliptique ces réflexions à propos du travail en cours, d’une façon qui serait compréhensible pour lui seul. Or ces notes prises pour lui-même sont parfaitement rédigées, offrent un caractère très écrit. Aussi n’apparaissent-elles nullement comme en marge du texte mais au contraire comme partie intégrante de celui-ci. Voici par exemple ce que Ponge note à propos du choix d’un mot : « Je ne dirai pas robuste car cet adjectif revient plutôt à une autre espèce d’arbres » (ibid., 378) ; à propos du morceau qu’il vient d’écrire : « Voilà un tableau dont je ne suis pas mécontent (…). Un poète mineur, voire un poète épique s’en contenterait peut-être » (ibid., 387). Plus étonnant encore : par rapport à ces passages métapoétiques, les tentatives poétiques proprement dites sont, elles, beaucoup moins systématiquement rédigées. On y trouve plus souvent de simples annotations, des phrases inachevées ou des expressions consignées en l’absence de phrase :

‘Fabrique de bois mort. (J’entre dans cette importante fabrique de bois mort.) Ce qui est agréable là-dedans c’est la parfaite sécheresse. Qui assure vibrations et musicalité. Quelque chose de métallique. Présence d’insectes. Parfums (ibid., 385). ’

On assiste en somme à une sorte d’inversion par rapport à l’usage stylistique traditionnel : les tournures elliptiques ou approximatives, qui caractérisent ordinairement les notes, seraient réservées aux tentatives poétiques, tandis que tout ce qui est métatechnique serait entièrement rédigé, car entrant clairement dans un processus d’explication qui implique le souci d’être pleinement intelligible. « Je ne saurai jamais m’expliquer » écrivait Ponge au seuil de son œuvre, dans les Douze petits écrits. On remarque pourtant chez lui un désir et une faculté remarquables de s’expliquer clairement, à lui-même d’abord, les mécanismes qui président à son écriture. Où se fait le passage entre l’explication qui s’adresse à soi-même et celle qui s’adresse à autrui ? Sans doute ces deux aspects sont-ils indémêlables dès l’origine : pour Ponge, s’expliquer à autrui et à soi-même serait une seule et même chose, depuis toujours. C’estcette idiosyncrasie qui rendra possible la publication, avec le recueil de La Rage, de l’intégralité de son travail. Ses commentaires, annotations, répétitions, loin de faire écran à la lecture du texte, créent au contraire les conditions d’une intelligibilité active.

Donner tout à voir au lecteur c’est lui donner les moyens, sans en garder aucun par-devers soi, de comprendre le texte de l’intérieur, d’en saisir tous les enjeux. C’est une manière de l’associer à l’engendrement de ce texte. Très caractéristique à cet égard est le procédé qui consiste à exhiber tous les résultats de la compilation, sous forme de copie des définitions du Littré – procédé inauguré avec « L’Oiseau » et conservé dans tous les textes de La Rage, sans exception. Cette exhibition tient de l’offrande : elle permet au lecteur de saisir comment le texte se construit à partir de la fonction dynamique ou matricielle attribuée à certains mots : « bouton » dans « L’Œillet », « mime » dans « Le Mimosa », « blême », « blâme » et « blasphème » dans « La Mounine »360. Ressortit à la même fonction le procédé de l’argument initial, utilisé par exemple dans « La Lessiveuse », qui place au seuil du texte les principes qui ont présidé à son engendrement et qui baliseront sa lecture361.

La scène conversationnelle est, comme l’emploi du nous, un moyen de figurer de manière implicite la présence d’un lecteur-partenaire. Cependant l’événement décisif à cet égard est, dans les textes de La Rage, l’apparition explicite du lecteur.

Notes
359.

Cela est sensible dans les textes du début des années vingt, notamment ceux qui seront recueillis dans Pratiques d’écriture. Un exemple parmi tant d’autres : « Le sens n’est rien, il vient après. Non pas exactement. Mais le sens c’est le mot, le mot à sa place, la place et l’arrangement des places » (PE, II, 1043, je souligne).

360.

Il faut noter que la participation active du lecteur n’en reste pas moins requise : Ponge se garde d’infantiliser le lecteur en faisant tout le chemin à sa place. C’est au lecteur attentif lui-même que revient de mettre en relation les définitions de mots qui lui sont fournies avec les développements correspondants du texte.

361.

« Prise à partie / Rapport de l’homme et de la lessiveuse / Lyrisme qui s’en dégage / Considérations à froid » (P, I, 737).