C. La mention explicite du lecteur à la troisième personne

L’apparition du lecteur au sein des textes est progressive. Elle s’effectue d’abord discrètement, par le biais du on : dans les textes écrits au printemps 1941 apparaît un on qui désigne, sans doute possible, le lecteur, et l’interpelle. Ainsi dans « Le Mimosa »: « Ex-martyr du langage, on me permettra de ne le prendre plus tous les jours au sérieux. Ce sont tous les droits qu’en ma qualité d’ancien combattant – de la guerre sainte – je revendique » (ibid., 368, je souligne). On note du reste que la mention explicite du lecteur sous l’aspect du on se double ici d’une connivence implicite : c’est à la faveur d’une détente du locuteur par rapport à ses impératifs anciens que la connivence peut se produire. Au fur et à mesure que Ponge se défait de la crispation sur ses objectifs s’ouvre un espace disponible pour l’humour, donc pour la connivence. Dans « L’Œillet » le lecteur est également désigné par « on », dans le contexte de la mission didactique assignée au texte :

‘L’on apercevra par les exemples qui suivent quels importants déblais cela [le fait de dégager les qualités de l’objet] suppose (ou implique), à quels outils, à quels procédés, à quelles rubriques l’on doit ou l’on peut faire appel. (...) L’on apercevra aussi quels écueils il faut éviter (ibid., 357).’

Ponge prend ici le lecteur à témoin de sa volonté de proposer une poétique et d’en donner, à propos d’un objet qui se trouve en l’occurrence être l’œillet, une illustration éclairante362.

Mais l’étape essentielle, spectaculaire, dans l’évolution de la relation au lecteur est franchie avec « Le Mimosa ». La mention du lecteur y intervient à un moment décisif, où elle vient relancer l’écriture du texte alors que l’auteur était en train de constater son échec :

‘Non, hélas! Ce n’est pas encore à propos du mimosa que je ferai la conquête de mon mode d’expression. Je le sais trop déjà, je me suis trop essayé sur de trop nombreux feuillets blancs. (…)
Il ne me reste qu’un procédé. Il faut que je prenne le lecteur par la main, que je sollicite de sa part une assez longue complaisance, le suppliant de se laisser conduire au risque de s’ennuyer par mes longs détours, en lui affirmant qu’il goûtera sa récompense lorsqu’il se trouvera enfin amené par mes soins au cœur du bosquet de mimosas, entre deux infinis d’azur (ibid., 372).’

Cette mention explicite du lecteur constitue un événement : l’unique occurrence antérieure du mot « lecteur » dans un texte descriptif remonte au « Galet » (1927-28)363. Mais surtout la relation avec le lecteur se voit attribuer ici deux caractéristiques décisives. D’une part elle est pensée comme la solution alternative à la perfection du texte : de la « conquête » de l’expression on passe à celle du lecteur. C’est lui qui devient le principe d’engendrement du texte. D’autre part la relation au lecteur s’établit sur le mode amoureux : la conquête perd ses connotations belliqueuses pour prendre celles de la séduction364. Il s’agit d’obtenir, par une sollicitude manifeste, la confiance du lecteur. Confiance dans le plaisir donné, même s’il tarde. Sollicitude envers le lecteur, pris « par la main » et dont on sollicite en retour l’abandon confiant. Quant à la métaphore spatiale de l’avancée lente, tâtonnante et partagée, du texte, elle montre que la question de l’inachèvement du « Mimosa », ou du moins de ses « longs détours » est pensée cette fois non par rapport à celui qui écrit (qui pourrait se désespérer d’aboutir) mais par rapport à celui qui lit (qui pourrait se croire abandonné en route, ou douter de son guide). Ponge demande ici à son lecteur de s’en remettre à lui, mais dans un abandon qui n’en est pas moins actif : il devra le suivre dans ses « détours », y passer avec lui. En contrepartie l’auteur lui fait la promesse du plaisir : tel est le contrat de lecture que Ponge met en place ici. L’auteur y est avant tout dispensateur de plaisir et il le revendique, se réservant d’amener « par [s]es soins » le lecteur « au cœur du bosquet de mimosa, entre deux infinis d’azur ». Le bosquet est évidemment un lieu propice à l’érotisme. Mais il représente aussi une revendication de prosaïsme : le plaisir passe par les détours et par le bosquet autant que par les « infinis d’azur », qui renvoient à l’idéal de Baudelaire et de Mallarmé. Le but est de conduire le lecteur vers la jouissance de l’objet, par la jouissance du texte365.

Être celui qui orchestre le plaisir du lecteur, tel est le dessein qui s’affirme dans les textes de La Rage. Tous se proposent de conduire le lecteur à la jouissance potentielle contenue dans l’objet, celui-ci étant essentiellement défini par le plaisir qu’il peut procurer : plaisir de la promenade dans le bois de pins (le mot « plaisir » est, on s’en souvient, celui qui ouvre le texte) ; plaisir parfumé des fleurs du mimosa « unanimement écoutées par la foule narines bées » (ibid., 369) ; « effet de plaisir intense presque sternutatoire » produit par l’œillet (ibid., 363).

Mais c’est le texte qui reste le médiateur de ce plaisir, qui en organise l’accès, et qui fait en sorte que l’offrande de ce plaisir soit aussi l’offrande d’une « leçon » : « Parmi les jouissances comportant leçons à tirer de la contemplation de l’œillet il en est de plusieurs sortes et je veux, graduant notre plaisir, commencer par les moins éclatantes... » (ibid., 364). Vertu didactique du plaisir... L’auteur du texte n’est pas seulement celui qui conduit au plaisir, mais aussi celui qui redouble ce plaisir en montrant le profit qu’on en peut tirer. Le plaisir est inséparable de la connaissance.

L’érotisme de la relation au lecteur est-il, cependant, tout aussi inséparable d’un aspect agonistique ? C’est la question qui se pose à la lecture de « L’Araignée », dont la première campagne d’écriture commence en 1942.

Notes
362.

La même volonté de transmission d’une expérience pouvant avoir valeur didactique se retrouve dans « La Mounine », avec ce passage où l’auteur exprime sa confiance dans le fait que sa démarche peut intéresser autrui et se réfère au modèle du savant pour conforter sa légitimité: « je vois bien que : OUI, il est intéressant de montrer le processus de ma "pensée" », « il est très légitime au savant de décrire sa découverte par le menu, de raconter ses expériences, etc. » (ibid., 427).

363.

Et ce lecteur tenait davantage du censeur que du partenaire : « Que le lecteur ici ne passe pas trop vite (…) »(PPC, I, 50).

364.

Il est du reste intéressant de suivre l’évolution, sous la plume de Ponge, de ce mot qui, en août 1940, définissait déjà le projet à l’œuvre dans le « Bois de pins » : « Ce n’est pas de la relation, du récit, de la description, c’est de la conquête » ( RE, I, 405). Avec la connotation amoureuse que le mot prend dans « Le Mimosa » se manifeste une alternative à l’enfermement dans le rapport de force avec les mots et avec autrui, tel qu’il s’était mis en place dans les années vingt.

365.

On note aussi, un peu plus loin, cette imploration directement adressée au mimosa, dans une sorte de court-circuit : « Embaume cette page, ombrage mon lecteur, rameau léger aux plumes retombantes, aux poussins d’or ! » (ibid., 368) où le possessif « mon » souligne l’intimité de la relation.