D. La captation du lecteur : « L’Araignée »

« L’Araignée », texte incontournable en ce qui concerne la relation au lecteur, semble en effet définir cette relation comme essentiellement prédatrice, l’auteur se proposant en somme, à l’instar de l’araignée, d’attirer le lecteur dans sa toile, de le prendre au filet de son texte pour mieux le neutraliser et même le dévorer :

‘A son propos ainsi – à son image – , me faut-il lancer des phrases (…) par quoi soit si parfaitement tramé mon ouvrage, que (…) je puisse y convoquer mes proies – vous, lecteurs, vous, attention de mes lecteurs – afin de vous dévorer ensuite en silence (ce qu’on appelle la gloire)… (P, I, 763). ’

Le texte se décrit donc comme un piège savamment « ourdi » pour assurer une emprise sur le lecteur.

Cependant l’auteur parsème aussi son texte d’éléments propres à moduler cette interprétation sommaire. Certes l’ouvrage est « tramé » et témoigne d’une « filature ». Mais quelle efficacité reste-t-il à une filature quand celui qui en est l’objet en est d’emblée prévenu ? Or c’est le cas dans le texte, où on lit dès les premières lignes que l’araignée n’a « la démarche si délicate » « qu’afin de pouvoir parcourir en tous sens son ouvrage de bave sans le rompre ni s’y emmêler – tandis que toutes autres bestioles non prévenues s’y emprisonnent » (ibid., 762, je souligne). Ainsi associé dès le départ au secret (au procédé qui gouverne la sécrétion) du texte, le lecteur n’est-il pas alors invité à ne pas se laisser prendre à son piège mais au contraire à trouver, lui aussi, comment le « parcourir en tous sens » aussi librement que son auteur ? En outre il faut remarquer que l’objet même qu’il s’agit de capter n’est pas le lecteur mais seulement son « attention » : « oui, (…) me voici à grands pas me précipitant sur vous, attention de mes lecteurs prise au piège de mon ouvrage de bave » (ibid., 763). La précision est de taille : l’enjeu n’est pas de se rendre maître du lecteur, de le neutraliser pour l’empêcher de nuire à un quelconque fonctionnement autarcique du texte, mais au contraire de mobiliser sa participation, sous la forme de son attention au texte. Celui-ci est en somme une expansion métaphorique du vœu de tout auteur de capter l’attention du lecteur. Or il n’est nullement préjudiciable au lecteur que son attention soit captée. C’est au contraire ce qui fera de lui un partenaire actif du texte, lui évitera de s’y prendre au piège, et sera finalement la source de son plaisir. Bernard Beugnot fait remarquer opportunément, à ce propos, que Ponge signale lui-même, ailleurs, la parenté étymologique entre délectation, délices, et lacis 366.

Certains critiques voient là une instrumentalisation du lecteur. Ainsi Vincent Kaufmann soutient-il que le texte reste « un piège pour l’attention du lecteur », au sens où ce texte « ne transmet rien, il se contente (…) de convoquer un lecteur pour s’attester en tant que tel, pour que celui-ci lui prête attention et vie, dût-il y perdre la sienne »367. Ce constat s’inscrit dans le cadre d’une thèse d’ensemble : Ponge, selon Vincent Kaufmann, « confronte le lecteur à un pur fonctionnement de la parole. Il ne lui laisse d’autre place que celle d’un témoin de ce fonctionnement, et ne le met jamais en position de destinataire d’un sens extérieur » ; « ses poèmes correspondent à l’affirmation d’un fonctionnement de la parole, qui ne laisse au lecteur d’autre place que celle d’un témoin »368. Pour ma part, ce rôle de témoin, loin d’être réducteur, me paraît capital. Le témoin est, écrit Littré, « la personne dont on se fait assister pour certains actes » (je souligne). Rappeler au lecteur qu’il est le seul témoin de l’acte de parole est peut-être le principal hommage qu’on peut lui rendre.

Certes l’auteur avoue son « appétit de lecteurs », et il fait même de cet appétit son seul « prétexte » (ibid., 763) Mais sans doute cet appétit est-il surtout, conformément à son sens étymologique, désir de lecteur et avancée dans sa direction369. L’appétit de lecteur, s’il est sans doute commun à tous les auteurs, ne se trouve en revanche pas par chacun mis en œuvre sous la forme d’une véritable avancée dans sa direction, comme le fait Ponge. Mon hypothèse est que « L’Araignée » est un texte-charnière au sens où il dit pour la première fois que le texte n’existe que pour son lecteur, n’est conçu que pour lui, pour capter son attention, pour le retenir, et que si Ponge y a développé un réseau sémantique de la dévoration et de la prédation, c’est parce qu’en 1942 il n’était pas temps encore pour lui de dire autrement que sur un mode ironiquement distancié, dans une feinte agressivité, son désir de lecteur.

Notes
366.

B. Beugnot (op. cit. p. 176) cite cet extrait de « Dessins de Pablo Picasso » : « la racine de la délectation comme des délices est dans lacire, faire tomber dans un lac, c’est-à-dire une sorte de piège fait d’un assemblage de cordons ».

367.

V. Kaufmann, « Co-réalisations », in Le Livre et ses adresses, op. cit., p. 115-149.

368.

Ibid., p. 124, p. 127.

369.

Appetitus est issu de appetere, « convoiter, se porter vers, désirer », lui-même formé sur petere, « se diriger vers, rechercher, demander ».