E. L’adresse directe au lecteur : Le Savon

Avec les premiers chapitres du Savon, composés à partir de 1942, la relation au lecteur franchit encore une étape majeure : la mise en place de l’adresse directe, à la deuxième personne.

Cela commence discrètement, par un vous qui peut passer pour une variante expressive du nous : le savon est « une sorte de pierre, mais qui (...) vous glisse entre les doigts » (ibid., 362). Un peu plus loin cependant ce vous – clairement distinct du « nous » qui le précède immédiatement – prend sans aucun doute possible la forme d’une véritable prise à partie du lecteur : « Nous l’épuisons [le savon] de notre côté jusqu’aux dernières limites...Vous sentez bien qu’il y a là quelque chose de vicieux, une sorte d’abus réciproque... » (ibid., 364). Et l’appel à connivence se confirme, avec ce commentaire sur le choix du style adopté : « En raison des qualités de cet objet, il me faut développer cela quelque peu, le faire mousser à vos yeux » (ibid. 367).

Etape décisive à la page suivante avec la première occurrence dans l’œuvre de Ponge370 d’une apostrophe directe au lecteur : « Cher lecteur, je suppose que tu as parfois envie de faire toilette? Pour ta toilette intellectuelle, lecteur, voici un texte sur le savon » (ibid., 368). D’un seul mouvement surgissent l’apostrophe, le tutoiement, l’affirmation – avec l’adjectif « cher » – d’une relation privilégiée, et le mouvement d’offrande. Quant au motif du plaisir amoureux, déjà mis en place dans « Le Mimosa », il ne tarde pas à reparaître, assorti de nouvelles précisions :

‘Peut-être m’as-tu déjà compris et je pourrais m’arrêter ici. Mais quoi ! La nature même de mon sujet m’autorise à jouir moi-même et à te faire jouir de développements plus volumineux, mais légers et (comme il convient) éphémères et purificateurs (ibid., 370).’

Ces deux passages dessinent la figure d’un lecteur-partenaire : il est véritablement associé au principe d’engendrement du texte, à ses secrets de fabrication, à ses enjeux, à ses choix rhétoriques (tel celui du style « mousseux ») ; il est par là-même un partenaire de plaisir. La métaphore amoureuse connaît un développement supplémentaire par rapport à celle du « Mimosa » : le plaisir y est défini en termes plus nettement érotiques, et il est vécu à la fois par l’auteur et par le lecteur : « jouir moi-même et te faire jouir ». De l’engendrement du texte comme relation sexuelle...

A partir de là, et dans l’espace ouvert par cette intimité, un mot essentiel fait son apparition, celui de bafouillage : « Il y a plus à bafouiller qu’à dire touchant le savon. Et il ne faut pas s’en inquiéter » (ibid., 370). L’enjeu réside dans la possibilité nouvelle de se montrer au lecteur dans l’exercice peu glorieux du bafouillage, de l’y faire assister, et même d’obtenir son adhésion – la mousse ayant des vertus rédemptrices – à ce bafouillage. Il s’agit en somme de rejouer l’oral et de racheter d’un coup les échecs et humiliations qui lui sont attachés.

La figure du lecteur connaît enfin, dans les premiers chapitres du Savon, un avatar majeur avec l’apparition du lecteur absolu :

‘Pour la toilette intellectuelle, un petit morceau de savon. Bien manié suffit. Où des torrents d’eau simple ne décrasseraient rien. Ni le silence. Ni ton suicide en la plus noire source, ô lecteur absolu (ibid., 371-372).’

Il est intéressant de noter que dans une première formulation, trois pages plus haut, on lisait « jeune homme absolu » (ibid., 369) au lieu de « lecteur absolu ». Ponge règle ici manifestement ses comptes avec le jeune homme absolu qu’il a lui-même été, lorsque sa recherche d’un langage absolu l’a conduit au bord du désespoir. Mais ilest remarquable qu’il projette hors de lui le thème de la recherche de l’absolu pour la faire passer du côté du lecteur. Encore qu’à y bien regarder il ne s’agisse de projection qu’en apparence. Chercher cet absolu en tant qu’auteur supposait en effet une attente symétrique de la part d’un lecteur : ce lecteur absolu était aussi une instance intérieure, un impératif et une censure intériorisés ; le congédier, c’est donc aussi libérer l’écriture du poids d’un impératif paralysant. Ponge âgé de quarante-quatre ans au moment de la rédaction de ce texte peut désormais projeter hors de lui le censeur qu’il a été pour lui-même : il lui donne l’aspect d’un jeune homme épris d’absolu, à qui lui-même explique son erreur, le faisant profiter de son expérience d’aîné. La figure du lecteur absolu, avec ses exigences drastiques, peut faire penser à Paulhan. Elle est en fait bien davantage inspirée par les réflexions que suscitent à ce moment chez Ponge la lecture du Mythe de Sisyphe et le débat qui s’ensuit entre lui et Camus sur le thème de la « nostalgie de l’absolu »371.

Il n’en reste pas moins que toute cette période de La Rage correspond à un affranchissement certain par rapport à la figure de Paulhan comme lecteur unique et tout-puissant. C’est en effet à ce moment que Ponge s’avance vraiment à la rencontre de ses lecteurs, et que commence à se constituer effectivement son lectorat.

Notes
370.

Dans l’œuvre poétique, s’entend, car les Proêmes comportaient une apostrophe au « cher lecteur » (PR, I, 176) et une autre à l’« amour de lecteur » (PR, I, 190).

371.

Philippe Met rappelle, dans une note (OC II, p. 1511, note 6), l’existence d’une lettre à J.L. Steinmetz du 13 décembre 1983 (reproduite dans La Rivière échappée, n° 10, 1999), dans laquelle Ponge précise que « le lecteur absolu n’est pas Jean Paulhan » : « Il s’agit de n’importe quel tenant de ...disons l’absurde... Ce qui conduit au suicide ou au terrorisme (cf. Les Justes de Camus). »