A. Remise en question du monopole de lecture attribué à Paulhan

Affranchissement à l’égard du mentor et multiplication des destinataires 

Avec « Le Bois de pins » Ponge entre dans l’exploration systématique de la nouvelle direction de travail qu’avait initiée, juste avant guerre, « L’Oiseau ». Or l’on constate que de ce travail nouveau Paulhan n’est pas le témoin direct ni le destinataire privilégié. Il ne prend connaissance qu’en janvier 1942 des textes écrits dans cette période d’intense activité poétique qui va d’août 1940 à août 1941, alors que simultanément Ponge entretient des échanges intenses avec d’autres partenaires, à propos du « Bois de pins » en particulier.

Les circonstances historiques jouent certes un rôle dans cette relative absence du mentor lors des expérimentations nouvelles de Ponge : l’écrivain est séparé de son principal lecteur, qui, du reste, ne dirige plus la N.R.F.372. Mais ces circonstances n’expliquent pas tout : plus significatif sans doute est le fait que de 1940 à 1942 les échanges avec Paulhan sont avant tout centrés sur la prochaine publication du Parti pris des choses – entièrement prise en charge par Paulhan et ses tribulations. En somme la relation entre les deux hommes concerne à ce moment une étape qui appartient déjà au passé ; elle se rattache à l’ère du parti pris des choses, et elle tarde à se nouer sur la question des recherches récentes de Ponge, sans doute parce que « L’Oiseau », premier témoignage de ces recherches, n’avait pas rencontré d’accueil favorable lorsque Ponge l’avait soumis à Paulhan fin 1938.

Cependant une raison plus profonde entre en jeu : il semble qu’en cette période Ponge soit extrêmement travaillé par la question du rapport que son écriture entretient avec ses destinataires : il s’interroge sur les critères à partir desquels son travail peut être jugé, d’une part par les autres, d’autre part – et surtout – par lui-même. Ces questions sont de nature à faire vaciller la prééminence qu’il a toujours accordée à Paulhan. Ainsi affirme-t-il, dans une lettre à Audisio, son désir que le poète « obéisse à ses lois intérieures. Qu’il soit très difficile avec lui-même, qu’il songe plutôt à satisfaire son propre critique intérieur, que je ne sais quel lecteur supposé... »373. Ce « je ne sais quel lecteur supposé » reçoit son véritable nom quelques semaines plus tard, dans « Tournoiements aveugles », qui remet en question le vieux désir de satisfaire une instance extérieure exigeante et sévère :

‘Je souhaite passionnément découvrir un critérium : savoir à partir de quoi me corriger ou me féliciter (…). Tandis que jusqu’à présent (...) cela a toujours été le meunier, son fils et l’âne, avec impossibilité d’admettre que je puisse déplaire à quiconque, il me fallait plaire à tous, et conséquemment j’ai pris le plus souvent le parti de me taire, quand je dis à tous, peut-être que je mens, n’était-ce qu’à un seul et Paulhan, à qui j’ai écrit un jour “Fies Aristarchus”, sait bien comment il se nomme. Mais c’était justement quelqu’un qui pouvait aimer aussi bien ceci que cela de façon que cela ne m’avançait pas à grand chose : je n’ai jamais compris ce qu’il désirait de moi374 (NNR, II, 1134). ’

Pourtant Ponge ne renoncera pas si facilement à obtenir de la figure tutélaire qu’elle fournisse le critérium tant recherché ; l’émancipation ne se fera pas en un jour : en octobre 1941, Ponge écrit encore à Paulhan, à la suite d’une allusion sibylline faite par celui-ci à « ce qu’il y a en vous de meilleur (et que je puis nommer si vous insistez) » :

‘Eh bien, j’insiste. Il m’importerait extrêmement que tu t’expliques à mon sujet. J’ai beaucoup travaillé depuis un an. J’entrevois des choses. Il me manque seulement d’avoir décidé quel gauchissement donner à mon oeuvre pour la détacher de moi. Et c’est à ce point que ton avis m’est important. Voilà une lettre bien pressante (Corr. I, 249, p. 225). ’

Malgré ces sollicitations, il reste que Ponge ne fera de Paulhan le dédicataire d’aucun des textes de La Rage alors que ces textes comportent tous une dédicace375. La figure du destinataire de l’œuvre, longtemps incarnée par le seul Paulhan connaît là une diffraction significative. La plupart de ces dédicaces semblent avoir été coextensives à la rédaction des textes (1940-1941), ou l’avoir suivie de peu376. « L’Oiseau » est dès l’origine dédicacé au peintre Ebiche ; en ce qui concerne les autres textes, Ponge commente ainsi, dans une lettre de 1943 à Gabriel Audisio, le choix des dédicataires :

‘1) « Le Carnet du bois de pins », dédié à Michel Pontremoli, qui l’avait voulu taper à la machine, tu t’en souviens ; 2) « Le Mimosa » dédié à Eluard parce qu’il m’en avait spontanément parlé comme lui plaisant ; 3) « La Mounine » (...) dédié à Gabriel Audisio (s’il l’accepte)377.’

Cette pratique de la dédicace systématique, rare jusque-là chez Ponge, inscrit d’emblée les textes de La Rage de l’expression dans une dynamique d’adresse à autrui. Elle revient à placer chaque texte sous le patronage d’une figure de lecteur bienveillant, susceptible de recevoir ce texte comme un cadeau et d’y accorder spontanément son adhésion. Les dédicataires, comme le soulignent Bernard Veck et Jean-Marie Gleize378, ont en effet « été choisis en raison de l’intérêt qu’ils ont, à des titres divers, porté à la nouvelle entreprise ». De fait, dès le « Bois de pins », on assiste à une multiplication des lecteurs privés. Ce texte est l’occasion d’une première manifestation d’autonomie vis-à-vis de Paulhan, et d’un nouveau dynamisme dans les relations avec des destinataires.

Notes
372.

Le dernier numéro de la « NRF de Paulhan » paraît en juin 1940. La revue passera ensuite, jusqu’en 1943 sous la direction, acceptée par les Allemands, de Drieu La Rochelle.

373.

Correspondance avec Gabriel Audisio (inédite), Lettre du 11 mai 1941.

374.

A noter : « Tournoiements aveugles » est daté du 16 juin 1941. Ponge est alors aux prises avec « La Mounine », qu’il vient de reprendre après une interruption. Paulhan peut être une des figures de cette autorité terrible et muette exercée par le ciel sombre.

375.

« Le Mimosa » est le seul texte où la dédicace soit remplacée par une citation en épigraphe (de Fontenelle) mais originellement il comportait bien une dédicace, adressée à Paul Eluard.

376.

Deux d’entre elles seulement sont plus tardives : celle de « La Guêpe » en 1945 à Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, et celle de « L’Œillet » à Georges Limbour, (qui date de 1944).

377.

Lettre du 14 août 1943, reproduite dans la notice de La Rage de l’expression, OC I p. 1017.

378.

Ibid., p. 1017.